“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

vendredi 29 avril 2011

Les annales de Pétersbourg

Auteur : Fédor Dostoïevski (1821-1881)

Traduit du russe par André Markowicz
Editions Babel

Ce recueil est tout d'abord un cadeau de Catherine et Christophe qui accompagnait les magnifiques nouvelles de Gogol lues (et commentées. Reportez-vous à l'article. Note de l'éditeur) en mars 2009, avec un immense plaisir.
J'ai lu celui-ci en attendant la marchande de fromage de brebis rue Compagnie Roger-Barbé, à deux pas de la maison, durant deux ou trois jeudis, le jeudi étant à Lannion le jour du marché. Et il faut vraiment être loin, très loin de Lannion, pour rater les yaourts et la tomme de la marchande de fromage. Il n'est qu'à voir la queue démente qui se forme devant son étalage exigu pour comprendre et le secret et le problème. Le temps que met la marchande à faire ses fromages leur donne leur goût unique et leur merveilleuse texture. Un délice absolu. Cette marchande met aussi un temps certain à servir ses clients. Tant pis pour les impatients.

Jeudi dernier, j'étais la première. Mais on attend autant en étant la première car la marchande va livrer les coopératives bio du coin et ne revient qu'après. N'attendant jamais sans un bouquin, je lisais les fameuses Annales. Plongée dans le ravissement de l'esprit et du style de Fédor, j'ai été prise plusieurs fois de fous rires. Car Dostoïevski a un humour terrible, une manière de se moquer de tout un chacun, un art de la formule et de la dérision. Je me suis régalée en attendant le régal des petites brebis. C'est en effet en ce moment la grande saison de la brebis.
Ces courts textes sont une commande. Dostoïevski a dû remplacer au pied-levé un écrivain qui devait fournir environ tous les quinze jours des nouvelles de la vie pétersbourgeoise. Dostoïevski donne non seulement des informations locales mais brosse de saisissants portraits des habitants. Il renseigne sur le caractère russe, sur la façon qu'ont les étrangers de considérer les Russes, sur le printemps russe. Oui, sur le printemps car Dosto a écrit pour le journal des 13 et 27 avril, 11 mai, 1er juin et 15 juin. Exactement notre période actuelle ! Ce printemps russe semble d'une incroyable maussaderie, puis d'une incroyable brusquerie et enfin d'une rare brièveté. Les textes de Dostoïevski m'ont aidée à comprendre une partie du caractère et de l'inspiration du Sacre du printemps de Stravinsky.

Dostoïevski a du vif argent dans le stylo. Lui-même écorché vif, il égratigne sans sourciller les uns et les autres. Il se promène, épingle, érafle. Il faut dire que la rue est une constante source d'ébahissement et d'hilarité. Il n'y a qu'à voir les gens qui déambulent au marché du jeudi lannionnais. J'ai parfois l'impression qu'il s'agit d'une mise en scène. Nous sommes tous tellement drôles, si cocasses, si ridicules. Je me vois, ployant sous mes paniers, maladroite, totalement décoiffée, la mine hagarde, un fa# coincé dans les dents, les teintes de mes habits durement fâchées entre elles.
Parfois, sous la plume acérée émerge la plus belle poésie : "Un seul rayon clair et joyeux, comme s'il avait gagné le droit de se rendre chez les gens, s'envole allègrement, pour un instant, hors des ténèbres violettes, se met à jouer allègrement sur les toits des immeubles, brille sur les murs obscurs et humides, se fragmente en mille étincelles dans chaque goutte de pluie, et disparaît, comme vexé de sa propre solitude - il disparaît comme une exaltation inattendue, qui fait irruption par surprise dans la sceptique âme slave, exaltation qui lui fera honte à elle-même tout de suite après et qu'elle ne reconnaîtra plus. Immédiatement, on voit se répandre sur Pétersbourg une pénombre des plus ennuyeuses. Il était une heure de l'après-midi et l'horloge de la ville, semblait-il, elle-même, ne pouvait pas comprendre de quel droit on la forçait à battre une telle heure dans une pareille obscurité."

Merci beaucoup, les amis, de m'avoir permis de relire deux écrivains russes. J'ai toujours eu très peur des Russes, du caractère slave, peur depuis que, adolescente, j'ai dévoré les livres de Henri Troyat, "Semailles et moissons" et surtout "Tant que la Terre durera". Au détour d'une page, on assiste à la mort d'un moujik sous le knout. C'est effroyable.
L'écriture de Dostoïeski m'a remémoré la beauté et l'âpreté et la folie que j'avais touchées du doigt dans ces premiers livres de mon adolescence. Et m'a donné envie d'aller plus avant, d'être un peu audacieuse, de taire mes craintes.

A plusieurs reprises ici, on bute, on hoquète sur ce terme obscène de "youpin". Je me suis aussitôt rappelé les histoires des ancêtres de Amos Oz. Lisez "Une histoire d'amour et de ténèbres". Lisez aussi "Les annales de Pétersbourg".
Isabelle

http://www.lelitteraire.com/article1320.html

Pour équilibrer, voici un autre commentaire, laconique.
http://www.babelio.com/livres/Dostoievski-Les-annales-de-petersbourg/34452/critiques

jeudi 7 avril 2011

Le temps où nous chantions

Auteur : Richard Powers (18 juin 1957)

Traduit de l'américain par Nicolas Richard
Editions10/18. Domaine étranger.

Allez, c'est parti ! Voici ma première contribution à ce blog.

Il s'agit d'un livre offert par ma grande soeur à Noël. J'avais tout d'abord été attirée par la couverture (ma passion pour le cheveu court... allez comprendre) et finalement, j'ai été totalement captivée par la lecture de ce livre.

C'est l'histoire fort singulière d'une famille américaine des années trente aux années 70 en gros. Mais il ne s'agit pas de n'importe quelle famille ! Le père est juif allemand fraîchement émigré d'Allemagne, fuyant le régime nazi, lorsqu'il rencontre sa future femme, noire américaine issue d'une longue lignée d'esclaves. Et ce couple très improbable va se marier et avoir 3 enfants. L'autre particularité est que tous les membres de cette famille ont la musique chevillée au corps, et qu'ils ne vont vivre que par et pour elle.
Tout au long de ces pages, on accompagne le narrateur et les autres personnages dans la recherche de leur identité : noirs ? blancs ? métisses ? américains ? européens ? chanteurs ?... Sans compter que la société se chargera bien vite de leur coller des étiquettes afin qu'ils ne dérangent pas trop.

Ce livre m'a aussi rappelé à quel point la ségrégation raciale aux Etats-Unis d'Amérique a été violente et dure.
Et pour finir, Richard Powers parle merveilleusement bien de la musique, des émotions et des sensations qu'elle procure. Comme le dit la quatrième de couverture : des pages inoubliables sur la musique !
Ce livre m'a transportée, bouleversée, bref, j'ai adoré. Comme le dirait une personne chère à mon coeur : c'est un petit chef d'oeuvre ;)

A lire de toute urgence donc.

Emmanuelle

http://www.rue89.com/cabinet-de-lecture/2011/03/24/generosite-de-richard-powers-la-litterature-des-genes-196670

http://www.evene.fr/celebre/biographie/richard-powers-15748.php

http://livres.fluctuat.net/richard-powers.html

http://livres.fluctuat.net/richard-powers/livres/le-temps-ou-nous-chantions/2177-chronique-le-temps-ou-nous-chantions-richard-powers.html

http://passouline.blog.lemonde.fr/2006/11/18/richard-powers-consacre/

dimanche 3 avril 2011

Le régiment part à l'aube

Auteur : Dino Buzzati (1906-1972)

Traduction de Susi et Michel Breitman
Editions Robert Laffont

Dino Buzzati est mort le 28 janvier 1972. Nous habiterions Sannois pour encore trois mois, avant notre déménagement à Saint-Leu la Forêt. C'était un vendredi. J'étais en CE1, à l'école sans doute ce jour-là, peut-être penchée sur un livre de lecture.
Miracle de l'écriture et de la littérature qui me permettent de vivre avec Dino les quelques mois qui précèdent son passage de l'autre côté du rideau. Les nouvelles de ce recueil sont autant d'éblouissantes et bouleversantes variations sur la mort, ou plutôt sur la convocation que donne la mort, convocation à laquelle nul ne peut se soustraire. Quel vertige que cette convocation dont on ne connaît ni le lieu ni la date...
J'ai déniché ce livre dans un bac que mes voisines de la librairie Voyelles disposent parfois sur la rue. Difficile pour moi de résister à l'envie d'y fouiner. Comment ne pas prendre ce hasard pour une première alarme, non, pas une alarme, un rappel plutôt. Un rappel que nous sommes de passage, que la vie est brève et qu'il est urgent de ne pas l'encombrer de futilités et de médiocrité. La tâche est rude, sans cesse à reprendre. La vigilance se nourrit de telles rencontres.
J'ai quasiment lu d'une traite ce livre court et magnifique. Le récit de la recherche de la maman est un sommet inoubliable. J'y pense depuis quelques jours avec une grande émotion. La quatrième de couverture le dit mieux que moi : "Derrière l'apparente retenue, l'impassibilité à la fois inquiétante et ironique de ces récits, l'émotion est tangible. On veut bien croire Buzzati lorqu'il déclare que son "régiment" est prêt à partir. Cet "avis de départ" d'un voyageur immobile ne peut laisser aucun lecteur indifférent. Car là aussi gît l'insondable condition humaine."