“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mercredi 21 mars 2012

L'art français de la guerre



Auteur : Alexis Jenni (1963-)

Editions : Gallimard








Il ne manquait plus que ça ! Un Goncourt, quintessence commerciale du prix littéraire dans notre chère liste de grandes œuvres ! Commercial, ce prix, oui évidemment, car il fait toujours beaucoup vendre et il est rare que de petits éditeur y accèdent. Néanmoins, la sélection n’est pas pour autant faite par des représentants de commerce et de grands écrivains, désormais au panthéon des belles lettres, en ont été récompensés et ne l’ont pas refusé.

Voilà. Passée cette petite justification de la récompense, on pourrait dire dans le même esprit que le titre du roman a lui aussi un côté commercial par l’assemblage accrocheur des trois mots ART, GUERRE, FRANÇAIS. Les deux premiers semblent nous renvoyer aux livres de stratégie façon Clausewitz ou aux traités d’antiques militaires de l’empire chinois. Quant à FRANÇAIS, ce simple adjectif attire toujours nos yeux et nos oreilles. Car, pour ceux qui en conçoivent une légitime fierté, ce sera l’occasion d’en trouver de nouvelles illustrations et pour ceux, les mêmes souvent, qui déplorent nos défauts légendaires, ce sera une opportunité d’en explorer causes et non-dits.

Ce roman est sorti à la « rentrée littéraire » de septembre 2011 et a connu d’emblée un certain succès. Je l’ai acheté à ce moment, avant qu’il reçoive le prix, lu d’une traite et beaucoup apprécié. Toutefois, je ne le voyais pas goncourable car rempli de scènes de guerre (sans surprise), très souvent dur, et nous renvoyant à ces périodes mal digérées de notre histoire. Or c’est sans doute c’est qui a conduit le jury à son choix, la forme, le style et l’écriture n’y étant pas non plus étrangers.

Ce moment de discrète commémoration des accords d’Evian, c'est-à-dire de la reconnaissance publique de la fin de notre dimension coloniale, me fait écrire cette fiche de lecture.

La thèse de l’auteur est que le mauvais génie de la France, fait d’arrogance, de sens aigu de supériorité et du bon droit de notre nation historique, combinés à un aveuglement obstiné à tendance héroïque, a conduit à employer la force brutale pour tenter de faire perdurer des causes perdues. Les guerres d’Indochine et d’Algérie ne pouvaient pas être gagnées dans le grand
mouvement mondial des indépendances, mais elles ont été menées jusqu’au bout avec l’idée centrale que la force militaire peut avoir raison d’un soulèvement national. Et que tous les moyens devaient y contribuer.

Et, continue Alexis JENNI, ce problème ne s’est pas éteint avec la fin de ces guerres. L’art français de la guerre se poursuit à l’identique aujourd’hui dans le maintien de l’ordre vis-à-vis de « ceux qui ne sont pas comme nous ». Interventions brutales d’une police militarisée, composée comme avant d’hommes jeunes, athlétiques et suréquipés, entrainant en retour le cercle vicieux de la radicalisation et réciproquement. La force et les opérations coups de poing pour pallier l’absence de la République dans les zones de non-droit.

Voilà le fil du roman, car c’est bien un roman ! Un narrateur, paumé dans la vie et la dérive, rencontre par hasard un ancien (et âgé) officier para. En échange de l’apprentissage de la peinture au pinceau que lui délivre ce dernier, le narrateur écrit le récit de sa vie et de ses campagnes. Celle d’un soldat d’élite, guerrier loyal ni héros ni salaud.

Le talent de l’auteur, inconnu du public et qui se faisait éditer pour la première fois, est de nous conduire dans la démonstration de sa thèse au fil de scènes d’actions décrites avec une précision de correspondant de guerre. Un roman dur et beau avec malheureusement un dernier chapitre inégal où JENNI embarque le narrateur, finalement requinqué, dans un torrent de sentimentalisme universaliste cucul.

Antimilitaristes et romantiques s’abstenir !

Pour ceux qui veulent compléter leur vision de cette période obscure de notre histoire, je conseille la lecture du très beau livre de Jérôme FERRARI.
« Où j’ai laissé mon âme »

samedi 17 mars 2012

1Q84

Auteur : Haruki Murakami (1949-)
Traduit du japonais par Hélène Morita
Editions Belfond
 

Ce livre est un succès qui a dépassé tous les records de vente connus au Japon. Trois volumes sont parus avec 1670 pages au total, ce qui en fait donc une œuvre éligible à la catégorie "fleuve".
L’auteur, Haruki Murakami, jeune sexagénaire et marathonien, est arrivé à la littérature par la tragédie grecque qu’il a étudiée à l’université (improbables Japonais !), par la traduction et… par le jazz dont il a dirigé un club. Dans son œuvre abondante, on citera des titres baroques comme « Les Amants du spoutnik » ou « L’Eléphant s’évapore ».
Pour introduire ce titre bizarre, précisons que les caractères japonais Q et 9 se prononcent de la même façon et que le roman se passe en 1984, référence orwellienne, et au Japon bien sûr. Mais la réalité devient parfois un peu floue et les personnages se demandent peu à peu s’ils n’ont pas subrepticement glissé dans un autre espace, double, 1Q84.
Il est évidemment hors de question pour moi de vous dévoiler quoi que ce soit de l’intrigue afin de préserver votre futur plaisir. Je dirai seulement que l’auteur décrit en parallèle la vie de chacun des deux héros par chapitres alternés, parti pris qui suggère évidemment l’idée de deux mondes parallèles, et que progressivement il distille les pièces du puzzle qui nous dévoile leur passé, leurs blessures et ce qui va rapprocher à nouveau leur destin après vingt ans de séparation.
Sur fonds de secte dangereuse, ce roman crypté et onirique met en scène une belle jeune fille karatéka mystérieuse et vengeresse des femmes violées, et un professeur de mathématiques écrivain, tous deux solitaires et nostalgiques de leur rencontre sur les bancs de l’école.
Le style est précis, d’un réalisme presque clinique, plutôt court en phrase mais riche en mots et contribue à nous mettre dans l’ambiance particulière du récit et à nous tenir en haleine par les découvertes successives que nous faisons de la vie des héros. L’histoire complexe avec meurtres, disparitions, suspens, ressemble aussi à un roman policier. Dans la vie quotidienne banale des personnages s’immiscent progressivement des dimensions surréalistes inattendues.

Citons quelques phrases, quelque peu absconses, révélatrices de la manière de l’auteur :
« Le passé – tel qu’il était peut-être – fait surgir sur le miroir l’ombre d’un présent – différent de ce qu’il fut ? »
« Il ne faut pas se laisser abuser par les apparences, il n’y a jamais qu’une réalité »
« Les choses qui restent enfermées dans notre cœur n’existent pas en ce monde. Mais c’est dans notre cœur, ce monde à part, qu’elles se construisent pour y vivre »