“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mardi 26 novembre 2013

Faillir être flingué


Auteur : Céline Minard (1969-)

Juste un western...

Editions Rivages



Je suis un amateur de western impénitent.

Je veux dire que je suis un amateur des films de western mais jamais auparavant un lecteur. Bien sûr, j’ai dévoré comme tout le monde (vous aussi,  j’espère !) les bandes dessinées de Blueberry. Mais ça ne compte pas. Et puis, il y a quelques semaines, je découvre dans le supplément littéraire de mon journal favori (je ne lis que sur recommandation) l’existence de ce roman accompagné d'une critique improbable qui donne envie.

Première réaction : méfiance. Comment peut-on, autrement qu’en images, raconter des histoires simplistes de vachers analphabètes ? Evidemment, lire un roman d’aventures c’est se faire le film dans la tête mais comment  peut-on se faire une séance perso après Rio Bravo, OK Corral et Les Sept Mercenaires ?  
Eh bien si, ça marche ou plutôt ça galope ! Mélange picaresque de scènes d’anthologie et de situations foutraques, le bouquin se lit vite (ce n’est pas du RMdG) car tout lecteur connait déjà l’horizon infini des grandes plaines, le bruit des portes de saloon poussées par le shérif et le calibre des colts. Bref, on peut lire avec plaisir, ça change les idées, surtout si elles sont noires, parce qu’en plus ça se finit bien, comme chez John Ford.
Extrait de la chronique de mon journal préféré :
« Faillir être flingué, c'est l'une des règles intangibles du western : il faut que les héros passent près de la mort - quelle qu'elle soit - mais l'évitent avec adresse. Le western a beau être un territoire arpenté en tous sens depuis un siècle et demi, avoir ses figures imposées et ses personnages incontournables, son objet reste de raconter la naissance d'un monde. Tout y est donc possible. Tout peut s'y réinventer, s'y rejouer à chaque fois, sans qu'il soit besoin d'avoir recours à la parodie. Les deux éperons solidement plantés dans le genre, Céline Minard dégaine et s'en donne à cœur joie. »






Ce livre a reçu le Prix du Livre Inter le lundi 2 juin 2014. 

Voici un extrait de son interview :

Voici l'article que lui consacre Le Figaro :


Fugitives

Auteur : Alice Munro (1931-)     Prix Nobel de littérature 2013

Traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Éditions de L'Olivier


Ma faible connaissance de la littérature anglo-saxonne m’a fait passer à côté des écrits d’Alice Munro pendant plus de 20 ans. Heureusement l’argent de la dynamite est venu la récompenser cette année pour, comme on dit, l’ensemble de son œuvre et j’ai pu compenser mon ignorance par mon panurgisme littéraire habituel.

Au petit bonheur des étalages, dans le déballage qui suit un Prix, j’ai  acheté Les Lunes de Jupiter (pour le titre évidemment)  et Les Fugitives (je l’avoue, pour le titre aussi). Un peu déçu par le premier mais curieux de savoir pourquoi les Suédois l’avaient distinguée, j’ai attaqué le second et là je confirme ! C’est de la bonne nouvelle.
Comme pour le commentaire j’ai perdu l’habitude, je vous le remplace par une contraction des textes que j’ai lus (...et copiés) chez les critiques. C’est peu glorieux mais beaucoup mieux dit.
« Chez Alice Munro, canadienne anglophone, un mensonge peut toujours en cacher un autre, une histoire peut toujours en cacher une autre. Comme il y a tant à décortiquer, tant à écrire sur les touts et les riens du genre humain, elle a fait le choix du texte court, de la nouvelle.  Défiant l'art de la narration et empruntant des circonvolutions en guise de construction, elle mêle passé et présent, héros et seconds rôles, et chute là où elle le désire, sur un silence, un vacillement, une autre histoire.

Fugitives compile huit histoires de fuite. Mais fuir ne signifie pas pour autant partir, quitter famille, boulot, prendre la route. Fuir, pour Alice Munro, c'est aussi - surtout ? - se mentir, mentir aux autres, abdiquer, renoncer. Vouloir s'échapper ne serait-ce qu'un peu, et capituler. Les coups du destin se superposent aux blessures familiales, aux relents mensongers. Ne restent que des cicatrices indélébiles, et des espoirs trop ténus pour prendre chair. Ses fugitives sont donc du genre féminin, vieilles ou jeunes, teintées de gris ou endimanchées de robes blanches, ce qui ne fait pas d'Alice Munro une quelconque féministe,                          
Couronnée par de nombreux prix au cours de sa carrière, Alice Munro est l'auteur de quatorze recueils de nouvelles caractérisées par la présence d'un narrateur extérieur qui explique le sens des événements. Elles se situent dans la campagne de l'Ontario, dépeinte avec une extrême minutie. »  





jeudi 21 novembre 2013

Pèlerinage aux Trois Montagnes

Auteur : Yukio Mishima (1925-1970)

Traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux
Editions Gallimard

Je referme ce livre, très émue par la proximité qu'il donne avec le Japon et les Japonais. Assise sur l'un des sièges de la petite gare de Guingamp, j'attends un train qui a 1h50 de retard à cause d'un "accident de personne", autrement dit un suicide. Mishima s'est lui aussi donné la mort, à la japonaise, en pratiquant ce seppukku qu'il a décrit avec tant de fascination dans l'une des nouvelles d'un autre de ses livres, La mort en été.

Ce magnifique recueil propose une série de variations sur la lutte toujours renouvelée entre pureté et impureté, combat caractéristique de l'adolescence. Quelques rares êtres réussissent à ne pas se laisser consumer par la quête, ne pas sombrer dans le mépris, la désillusion, le cynisme ou la cruauté. Mishima semble penser qu'il s'agit notamment des femmes et d'êtres à qui l'habitude des compromis a fait gagner une certaine sagesse.

J'ai eu la chance d'aller durant six jours au Japon avec le choeur de jeunes de l'école de musique de Montmorency en 1995. Je savais que ces six jours passeraient trop vite pour m'imprégner du pays. Aussi, c'est par la littérature que je commençai le voyage. La littérature me permit d'apprécier, ô combien, le Japon, pays auquel je m'étais jusqu'alors niaisement fermée. Le voyage littéraire préalable permit l'éblouissement du voyage réel, inoubliable.

Ce recueil de Mishima propose lui aussi un voyage, voyage multiple s'il en est, autant dans le Japon immémorial que le Japon moderne caractérisé par un certain éloignement des valeurs et une vulgarité rampante, si l'on en croit l'écrivain. La nouvelle "Pain aux raisins" est un chef-d'oeuvre à ce sujet. La fête est une suite de situations burlesques, d'éléments hétéroclites, fantomatiques, d'un aspect pour le moins inquiétant. La peur monte par la seule description de la nuit qui tombe et des éléments que rien ni personne ne semble pouvoir maîtriser. Après une soirée grotesque, toute de faux-semblants, le personnage principal, tenaillé par la faim, se résout à ingurgiter ce qu'il trouve au fond d'un placard, oublié et passablement moisi, un pain aux raisins, élément culinaire typique de l'Occident.
Dans cette nouvelle comme dans celle intitulé Martyre, l'écriture de Mishima approche par moments le genre du fantastique. Ici, le drame le dispute au cauchemar d'une histoire de vampire. Avec son aspect maladif et lunaire, la jeune victime m'a fait penser à l'un de ces extraordinaires Petits poèmes en prose de Baudelaire : Les Bienfaits de la lune. Je ne résiste pas à la tentation d'ajouter le texte ci-dessous.

Baudelaire a souvent été choisi par Debussy, poète des eaux. C'est justement à Debussy que j'ai pensé en lisant la première nouvelle, Jets d'eau sous la pluie. Dans tous les textes, la beauté de la nature est bouleversante. Nuages, feuillages, lumières, reflets... Hokusai n'est pas loin. Cette beauté contrebalance la bêtise, la bassesse et tout ce qui ruine la soif de beauté de la jeunesse. Avec quelle maestria la nouvelle Ken explore l'ambiance des cours d'arts martiaux, les jeux de pouvoir et les points de rupture. Et que dire du dernier texte du recueil, à la fois combat interne et vital d'une femme effacée, et cours de poésie classique japonaise. Cette femme ordinaire acquiert en quelques heures d'une lutte sans merci la sagesse et la paix.

Même quand elle prend son temps comme dans cette magnifique dernière nouvelle qui donne son titre au recueil, l'écriture est souvent tendue comme un arc. Bien sûr, c'est facile de dire cela quand le drame est arrivé, mais cette écriture d'une extrême tension interne et extrême tension dramatique ne donne pas beaucoup de chance à son auteur de mourir paisiblement dans son lit. Il s'en est peut-être pourtant fallu de peu quand la dernière nouvelle donne tant de lumière au pèlerin des Trois Montagnes.


Je termine ce texte en évoquant une partenaire de danse lors du récent stage de danse de la Renaissance italienne. L'un des ateliers que j'avais choisi était celui de danse du 15e siècle avec ses magnifiques balli et contradanse. L'une des danses, la plus longue, nous a été enseignée fort tard et trop rapidement pour moi. Je pataugeais péniblement, écartelée entre l'orgueil m'interdisant de jeter l'éponge et la peur de gêner mes voisins, que ce soit en me retirant ou en restant. Heuseusement, j'avais devant moi celle que j'ai nommée mon ange gardien, Sayaka Kasuya, admirable danseuse classique venue en France pour apprendre la danse ancienne européenne dans le but de créer un centre de danse Renaissance et baroque à Tôkyo. Inoubliable de grâce, de beauté et de réserve ancestrale, Sayaka m'a aidée sans la moindre ostentation, par des regards et des gestes aussi efficaces que discrets. À la japonaise.

Les bienfaits de la lune
La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit: "Cette enfant me plaît." 
   Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l'envie de pleurer. 
   Cependant, dans l'expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux; et toute cette lumière vivante pensait et disait: "Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte; l'eau uniforme et multiforme; le lieu où tu ne seras pas; l'amant que tu ne connaîtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce! 
   "Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j'ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l'eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu'ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie." 
   Et c'est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.


http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Pelerinage-aux-Trois-Montagnes

http://fr.wikipedia.org/wiki/Yukio_Mishima

http://www.babelio.com/auteur/Yukio-Mishima/2198

http://www.dailymotion.com/video/x29oy3_yukio-mishima-reportage-part-1_news



http://www.musicologie.org/publirem/debussy_poete_des_eaux.html


lundi 9 septembre 2013

Un gros bobard et autres racontars

Auteur : Jørn Riel (1931-)

Traduit du danois par Suzanne Juul et Bernard Saint-Bonnet

Éditions 10/18
Domaine étranger

Périodiquement, je me délecte d'un petit voyage dans le nord-est du Groenland. J'y vais rendre visite aux types invraisemblables, tendrement racontés par Jørn Riel. Non seulement, la plupart des histoires sont impayables -cocasses, rigolotes, profondes...- mais elles sont narrées avec force détails sur les mimiques, les habitudes, les petites manies, les réparties des uns et des autres, ce qui les rend particulièrement vivantes et leur donnent la force de la vérité humaine, l'épaisseur de l'expérience vécue.

Ce volume est à nouveau un bijou dans lequel on rencontre un gigolo sauvé in extremis des eaux glaciales, Herbert qui crâne, une bouteille de whisky ingurgitée post mortem, une bonne farce faite au Club des Joyeux montagnards, le capitaine Olsen amoureux, Anton qui manque mourir et se retrouve tout d'abord dans les bras de Morphée, Arthur en os mais pas en chair, Valfred en chair mais pas en os, et une bataille digne de celles d'Astérix et Obélix les Gaulois.

Il me semble qu'on y est particulièrement attentif à Anton, le poète, sans doute le double de Jørn Riel. Anton étant un personnage peu mis en valeur dans les autres livres, hormis La circulaire, j'ai eu beaucoup de plaisir à poser mes yeux sur lui. On suit également ce foudre de guerre de Valfred dont voici la représentation par Michel-Ange sur le plafond de la Chapelle Sixtine.


L'incursion des racontars dans le genre du fantastique m'a réjouie.


Enfin, dans ce délicieux style cru et vif, quelle poésie de temps en temps. Les bruyères, le retour du printemps, les lumières... Comme le dit l'auteur, "Ce livre est dédié aux nombreux malheureux qui n'ont pas eu la chances de connaître ce pays unique à temps."



http://fahrenheit451.hautetfort.com/archive/2010/07/09/un-gros-bobard-et-autres-racontars-jorn-riel.html

http://www.coindeslecteurs.com/viewtopic.php?t=3953


jeudi 5 septembre 2013

Journal d'un cycle

Auteur : Catherine Cusset (1963-)

Editions du Mercure de France (Folio)



Dans un premier temps non destiné à être publié, ce texte très personnel mêle l'expérience de la circulation dans New York, notamment la circulation cycliste, et la chronique d'un couple pris dans la tourmente d'un désir d'enfant sans aboutissement. Le cycle est donc aussi celui des menstruations de la femme, de la répétition de l'échec et des souffrances et fissures que celui-ci engendre.
New York est vécue comme une ville pleine de dangers, une ville agressive. De son côté, le corps ne répond pas. L'intérieur comme l'extérieur trahissent. Du bruit, de la tourmente. Cycle infernal. Piège fatal.

Ce texte pourrait n'être qu'un regard nombriliste sur une souffrance féminine intense. Par son absence d'auto-complaisance, par sa recherche d'honnêteté, il touche et provoque la joie de la quête sans faux-semblant.

Et moi qui comprends bien cette souffrance, j'ai été ravie de me promener dans New York, de mettre ces deux vécus en regard. À la faveur de ces promenades, cela a été réconfortant de voir plus loin, éloigner la ligne d'horizon et aérer les modestes mais tenaces zones de peine qui subsistent de cette expérience sans l'issue si longtemps espérée.
Il me réjouit toujours qu'un tourment se sublime en création. C'est le cas ici, avec un texte qu'il aurait été dommage de laisser au fond d'un tiroir.



http://www.magazine-litteraire.com/critique/fiction/new-york-journal-cyle-catherine-cusset-06-12-2010-34310

http://leblogdemimipinson.blogspot.fr/2011/12/new-yorkjournal-dun-cycle.html

http://www.youtube.com/watch?v=2YKJdMZEFG8

http://www.youtube.com/watch?v=DJCYKCcJ2Lc

http://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Cusset

lundi 2 septembre 2013

Satori à Paris

Auteur : Jack Kerouac (1922-1969)

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Autret
Editions Gallimard (Folio)


En 1965, à la fin de sa vie, Jack Kerouac vient durant quelques jours en France -Paris puis Brest- à la recherche de ses origines bretonnes.
Rien ne se passe comme prévu, tout est de guingois, tout va de travers. Avion raté, hôtels pleins, errance nocturne dans Brest noyée de crachin, valise qui ne ferme plus après n'avoir pas voulu ouvrir, train manqué. Pour Jack le "catholique en pèlerinage sur cette terre ancestrale", ce voyage est une leçon de patience, de lâcher-prise, de philosophie malgré l'épais brouillard dans lequel l'alcool maintient son cerveau. De retour prématuré en Floride près de sa mère, Kerouac ressent qu'il a reçu une illumination, un "satori", en japonais. Il transcrit ce voyage pour essayer de comprendre quand et comment.

Références littéraires, références historiques, prose d'un érudit magnifique, prose d'un alcoolique illuminé, prose d'un homme fatigué qui a tout vu et veut essayer de retourner à la source. Le satori reçu est-il celui de la mort prochaine et de la quête du repos ?
Ce petit livre est en même temps un récit d'une merveilleuse beauté -J'ai arpenté ma chère ville de Brest avec Jack, l'année de ma naissance-, le cri d'un homme qui a faim d'amitié et de chaleur humaine, et un foutoir céleste. Me sont venus les mots "Des lichens de soleil et des morves d'azur". Mais oui, bien sûr, un petit frère de Rimbaud ! Je recopie ci-dessous le sublime Bateau ivre révélé à moi par mon inoubliable professeur de français de 4e et de 3e, Marie-Françoise Vaçulik. Qu'elle soit remerciée !

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



http://www.franceculture.fr/oeuvre-satori-a-paris-de-jack-kerouac.html

Le documentaire dont le lien figure ci-dessous a été diffusé en avril 2011. Il est disponible à l'écoute durant 1000 jours. Attention, la fin de cette opportunité approche donc.
http://www.franceculture.fr/emission-sur-les-docks-10-11-portraits-14-kerouac-l-obsession-bretonne-2011-04-25

http://www.ecouterlirepenser.com/textes/dd_lc_kerouac.htm


samedi 31 août 2013

Goodbye, Columbus

Auteur : Philip Roth (1933-2018)

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Céline Zins
Edition Gallimard (Folio)



"Terre ! Terre !" hurle le lecteur-homme de vigie dans son nid-de-pie (pour moi, souvent un fauteuil très confortable déjà évoqué dans l'article sur le livre "L'amour est très surestimé"), un poste d'observation privilégié placé en hauteur sur le mât avant de certains navires.

Pendant les cours de philosophie de mon année de Terminale, la matière enseignée ne m'étant ni naturelle ni même avenante contrairement à certains de mes camarades, j'ai dû accomplir de façon volontariste et constamment renouvelée un véritable effort intellectuel pour entrer dans les logiques, les constructions, les mondes proposés par chacun des philosophes étudiés. Au bout de quelques mois de cette gymnastique mentale, j'avais acquis un début de souplesse et il me semblait que des myriades d'univers existaient, chacun occupant un espace bien défini, dans les dimensions 4, 5, 6... sans limitation.
À la lecture de ce livre, il m'a semblé qu'à nouveau, je faisais la découverte d'un monde inconnu de moi. J'entrais non seulement dans un nouveau cerveau mais aussi une nouvelle façon de penser et de réagir, façon partagée par des millions de personnes. Au travers de ces six nouvelles, Philip Roth se penche sur les rapports qu'entretiennent les Juifs avec la société américaine, sur les liens singuliers générés pêle-mêle par la culpabilité, la conscience d'une différenciation, la revendication d'une singularité, le besoin d'être distingué et reconnu, le poids d'être un peuple élu, le fardeau d'être un peuple martyr.
De façon extrêmement subtile et habile, l'écrivain raconte des histoires, met en place des situations, entraîne le lecteur dans des scènes et des histoires passionnantes. Son style installe une tension dans le récit. Mais c'est dans les non-dits que tout se joue. Les ambiances sont d'une importance capitale. Et l'atmosphère comme les silences planent longtemps après la lecture, ne cessent de faire revenir leur lot de questions et leur terres étrangères et étranges. Terre inconnue. Et passionnante.



http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/10/19/les-doubles-je-de-philip-roth_1777288_3260.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philip_Roth

http://www.leglobelecteur.fr/index.php?post/2013/03/17/Philip-Roth-–-Un-américain-pas-si-tranquille




vendredi 23 août 2013

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Auteur : Tony Morrison (1931-)

Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière
Édition Christian Bourgois


Il s'agit pour moi du premier roman que je lis de Tony Morrison dont j'ai fait la connaissance par un petit ouvrage édité à la suite de son invitation par le Louvre. Prix Nobel de littérature en 1993, cette femme écrivain a en effet été l'hôtesse du prestigieux musée. Des manifestations ont eu lieu  à l'automne 2006 et un fascicule a été édité. Tony Morrison avait axé sa visite sur le thème "Etranger chez soi", thème particulièrement intéressant, à la lumière duquel le regard sur certaines pièces du musée était passionnant.



Initiée de cette façon aux thèmes de prédilection de Tony Morrison, j'ai été très sensible au style d'écriture, incisif, bref, clinique parfois. Pas de larmes, pas de sensiblerie malgré les scènes atroces sur la guerre de Corée dévoilées hoquet après hoquet, mensonge après mensonge, malgré le traitement réservé aux Noirs utilisés comme cobayes et sujets de jeux à mort. Cette manière d'écrire est à l'économie et surtout à l'efficacité. J'en ai reçu un choc. Ce livre m'a dérangée par sa radicalité, par l'adéquation de son style au sujet. Comme peuvent être dérangeantes les soins des femmes auprès de Cee. Pas la moindre trace d'un apitoiement délétère, seule manière de permettre à la jeune femme de gagner en force, gagner en sagesse, gagner en énergie vitale. Il me semble qu'il en est de même pour le lecteur qui, s'il médite sa lecture, gagne en sève et en force combative. Autant ce livre m'a bousculée dans sa mise à distance et ses scènes sans complaisance, autant il m'a subjuguée et travaillée en profondeur. Je le recommande vivement.




http://www.louvre.fr/progtems/le-louvre-invite-toni-morrison

http://www.arte.tv/fr/toni-morrison-est-l-invitee-du-louvre/1193088,CmC=1386526.html

http://www.vacarme.org/article807.html

http://www.louvre.fr/sites/default/files/medias/medias_fichiers/fichiers/pdf/louvre-dossier-presse-quotle-louvre.pdf