“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

lundi 9 septembre 2013

Un gros bobard et autres racontars

Auteur : Jørn Riel (1931-)

Traduit du danois par Suzanne Juul et Bernard Saint-Bonnet

Éditions 10/18
Domaine étranger

Périodiquement, je me délecte d'un petit voyage dans le nord-est du Groenland. J'y vais rendre visite aux types invraisemblables, tendrement racontés par Jørn Riel. Non seulement, la plupart des histoires sont impayables -cocasses, rigolotes, profondes...- mais elles sont narrées avec force détails sur les mimiques, les habitudes, les petites manies, les réparties des uns et des autres, ce qui les rend particulièrement vivantes et leur donnent la force de la vérité humaine, l'épaisseur de l'expérience vécue.

Ce volume est à nouveau un bijou dans lequel on rencontre un gigolo sauvé in extremis des eaux glaciales, Herbert qui crâne, une bouteille de whisky ingurgitée post mortem, une bonne farce faite au Club des Joyeux montagnards, le capitaine Olsen amoureux, Anton qui manque mourir et se retrouve tout d'abord dans les bras de Morphée, Arthur en os mais pas en chair, Valfred en chair mais pas en os, et une bataille digne de celles d'Astérix et Obélix les Gaulois.

Il me semble qu'on y est particulièrement attentif à Anton, le poète, sans doute le double de Jørn Riel. Anton étant un personnage peu mis en valeur dans les autres livres, hormis La circulaire, j'ai eu beaucoup de plaisir à poser mes yeux sur lui. On suit également ce foudre de guerre de Valfred dont voici la représentation par Michel-Ange sur le plafond de la Chapelle Sixtine.


L'incursion des racontars dans le genre du fantastique m'a réjouie.


Enfin, dans ce délicieux style cru et vif, quelle poésie de temps en temps. Les bruyères, le retour du printemps, les lumières... Comme le dit l'auteur, "Ce livre est dédié aux nombreux malheureux qui n'ont pas eu la chances de connaître ce pays unique à temps."



http://fahrenheit451.hautetfort.com/archive/2010/07/09/un-gros-bobard-et-autres-racontars-jorn-riel.html

http://www.coindeslecteurs.com/viewtopic.php?t=3953


jeudi 5 septembre 2013

Journal d'un cycle

Auteur : Catherine Cusset (1963-)

Editions du Mercure de France (Folio)



Dans un premier temps non destiné à être publié, ce texte très personnel mêle l'expérience de la circulation dans New York, notamment la circulation cycliste, et la chronique d'un couple pris dans la tourmente d'un désir d'enfant sans aboutissement. Le cycle est donc aussi celui des menstruations de la femme, de la répétition de l'échec et des souffrances et fissures que celui-ci engendre.
New York est vécue comme une ville pleine de dangers, une ville agressive. De son côté, le corps ne répond pas. L'intérieur comme l'extérieur trahissent. Du bruit, de la tourmente. Cycle infernal. Piège fatal.

Ce texte pourrait n'être qu'un regard nombriliste sur une souffrance féminine intense. Par son absence d'auto-complaisance, par sa recherche d'honnêteté, il touche et provoque la joie de la quête sans faux-semblant.

Et moi qui comprends bien cette souffrance, j'ai été ravie de me promener dans New York, de mettre ces deux vécus en regard. À la faveur de ces promenades, cela a été réconfortant de voir plus loin, éloigner la ligne d'horizon et aérer les modestes mais tenaces zones de peine qui subsistent de cette expérience sans l'issue si longtemps espérée.
Il me réjouit toujours qu'un tourment se sublime en création. C'est le cas ici, avec un texte qu'il aurait été dommage de laisser au fond d'un tiroir.



http://www.magazine-litteraire.com/critique/fiction/new-york-journal-cyle-catherine-cusset-06-12-2010-34310

http://leblogdemimipinson.blogspot.fr/2011/12/new-yorkjournal-dun-cycle.html

http://www.youtube.com/watch?v=2YKJdMZEFG8

http://www.youtube.com/watch?v=DJCYKCcJ2Lc

http://fr.wikipedia.org/wiki/Catherine_Cusset

lundi 2 septembre 2013

Satori à Paris

Auteur : Jack Kerouac (1922-1969)

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jean Autret
Editions Gallimard (Folio)


En 1965, à la fin de sa vie, Jack Kerouac vient durant quelques jours en France -Paris puis Brest- à la recherche de ses origines bretonnes.
Rien ne se passe comme prévu, tout est de guingois, tout va de travers. Avion raté, hôtels pleins, errance nocturne dans Brest noyée de crachin, valise qui ne ferme plus après n'avoir pas voulu ouvrir, train manqué. Pour Jack le "catholique en pèlerinage sur cette terre ancestrale", ce voyage est une leçon de patience, de lâcher-prise, de philosophie malgré l'épais brouillard dans lequel l'alcool maintient son cerveau. De retour prématuré en Floride près de sa mère, Kerouac ressent qu'il a reçu une illumination, un "satori", en japonais. Il transcrit ce voyage pour essayer de comprendre quand et comment.

Références littéraires, références historiques, prose d'un érudit magnifique, prose d'un alcoolique illuminé, prose d'un homme fatigué qui a tout vu et veut essayer de retourner à la source. Le satori reçu est-il celui de la mort prochaine et de la quête du repos ?
Ce petit livre est en même temps un récit d'une merveilleuse beauté -J'ai arpenté ma chère ville de Brest avec Jack, l'année de ma naissance-, le cri d'un homme qui a faim d'amitié et de chaleur humaine, et un foutoir céleste. Me sont venus les mots "Des lichens de soleil et des morves d'azur". Mais oui, bien sûr, un petit frère de Rimbaud ! Je recopie ci-dessous le sublime Bateau ivre révélé à moi par mon inoubliable professeur de français de 4e et de 3e, Marie-Françoise Vaçulik. Qu'elle soit remerciée !

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !

J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



http://www.franceculture.fr/oeuvre-satori-a-paris-de-jack-kerouac.html

Le documentaire dont le lien figure ci-dessous a été diffusé en avril 2011. Il est disponible à l'écoute durant 1000 jours. Attention, la fin de cette opportunité approche donc.
http://www.franceculture.fr/emission-sur-les-docks-10-11-portraits-14-kerouac-l-obsession-bretonne-2011-04-25

http://www.ecouterlirepenser.com/textes/dd_lc_kerouac.htm