“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mardi 26 novembre 2013

Faillir être flingué


Auteur : Céline Minard (1969-)

Juste un western...

Editions Rivages



Je suis un amateur de western impénitent.

Je veux dire que je suis un amateur des films de western mais jamais auparavant un lecteur. Bien sûr, j’ai dévoré comme tout le monde (vous aussi,  j’espère !) les bandes dessinées de Blueberry. Mais ça ne compte pas. Et puis, il y a quelques semaines, je découvre dans le supplément littéraire de mon journal favori (je ne lis que sur recommandation) l’existence de ce roman accompagné d'une critique improbable qui donne envie.

Première réaction : méfiance. Comment peut-on, autrement qu’en images, raconter des histoires simplistes de vachers analphabètes ? Evidemment, lire un roman d’aventures c’est se faire le film dans la tête mais comment  peut-on se faire une séance perso après Rio Bravo, OK Corral et Les Sept Mercenaires ?  
Eh bien si, ça marche ou plutôt ça galope ! Mélange picaresque de scènes d’anthologie et de situations foutraques, le bouquin se lit vite (ce n’est pas du RMdG) car tout lecteur connait déjà l’horizon infini des grandes plaines, le bruit des portes de saloon poussées par le shérif et le calibre des colts. Bref, on peut lire avec plaisir, ça change les idées, surtout si elles sont noires, parce qu’en plus ça se finit bien, comme chez John Ford.
Extrait de la chronique de mon journal préféré :
« Faillir être flingué, c'est l'une des règles intangibles du western : il faut que les héros passent près de la mort - quelle qu'elle soit - mais l'évitent avec adresse. Le western a beau être un territoire arpenté en tous sens depuis un siècle et demi, avoir ses figures imposées et ses personnages incontournables, son objet reste de raconter la naissance d'un monde. Tout y est donc possible. Tout peut s'y réinventer, s'y rejouer à chaque fois, sans qu'il soit besoin d'avoir recours à la parodie. Les deux éperons solidement plantés dans le genre, Céline Minard dégaine et s'en donne à cœur joie. »






Ce livre a reçu le Prix du Livre Inter le lundi 2 juin 2014. 

Voici un extrait de son interview :

Voici l'article que lui consacre Le Figaro :


Fugitives

Auteur : Alice Munro (1931-)     Prix Nobel de littérature 2013

Traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Éditions de L'Olivier


Ma faible connaissance de la littérature anglo-saxonne m’a fait passer à côté des écrits d’Alice Munro pendant plus de 20 ans. Heureusement l’argent de la dynamite est venu la récompenser cette année pour, comme on dit, l’ensemble de son œuvre et j’ai pu compenser mon ignorance par mon panurgisme littéraire habituel.

Au petit bonheur des étalages, dans le déballage qui suit un Prix, j’ai  acheté Les Lunes de Jupiter (pour le titre évidemment)  et Les Fugitives (je l’avoue, pour le titre aussi). Un peu déçu par le premier mais curieux de savoir pourquoi les Suédois l’avaient distinguée, j’ai attaqué le second et là je confirme ! C’est de la bonne nouvelle.
Comme pour le commentaire j’ai perdu l’habitude, je vous le remplace par une contraction des textes que j’ai lus (...et copiés) chez les critiques. C’est peu glorieux mais beaucoup mieux dit.
« Chez Alice Munro, canadienne anglophone, un mensonge peut toujours en cacher un autre, une histoire peut toujours en cacher une autre. Comme il y a tant à décortiquer, tant à écrire sur les touts et les riens du genre humain, elle a fait le choix du texte court, de la nouvelle.  Défiant l'art de la narration et empruntant des circonvolutions en guise de construction, elle mêle passé et présent, héros et seconds rôles, et chute là où elle le désire, sur un silence, un vacillement, une autre histoire.

Fugitives compile huit histoires de fuite. Mais fuir ne signifie pas pour autant partir, quitter famille, boulot, prendre la route. Fuir, pour Alice Munro, c'est aussi - surtout ? - se mentir, mentir aux autres, abdiquer, renoncer. Vouloir s'échapper ne serait-ce qu'un peu, et capituler. Les coups du destin se superposent aux blessures familiales, aux relents mensongers. Ne restent que des cicatrices indélébiles, et des espoirs trop ténus pour prendre chair. Ses fugitives sont donc du genre féminin, vieilles ou jeunes, teintées de gris ou endimanchées de robes blanches, ce qui ne fait pas d'Alice Munro une quelconque féministe,                          
Couronnée par de nombreux prix au cours de sa carrière, Alice Munro est l'auteur de quatorze recueils de nouvelles caractérisées par la présence d'un narrateur extérieur qui explique le sens des événements. Elles se situent dans la campagne de l'Ontario, dépeinte avec une extrême minutie. »  





jeudi 21 novembre 2013

Pèlerinage aux Trois Montagnes

Auteur : Yukio Mishima (1925-1970)

Traduit du japonais par Brigitte et Yves-Marie Allioux
Editions Gallimard

Je referme ce livre, très émue par la proximité qu'il donne avec le Japon et les Japonais. Assise sur l'un des sièges de la petite gare de Guingamp, j'attends un train qui a 1h50 de retard à cause d'un "accident de personne", autrement dit un suicide. Mishima s'est lui aussi donné la mort, à la japonaise, en pratiquant ce seppukku qu'il a décrit avec tant de fascination dans l'une des nouvelles d'un autre de ses livres, La mort en été.

Ce magnifique recueil propose une série de variations sur la lutte toujours renouvelée entre pureté et impureté, combat caractéristique de l'adolescence. Quelques rares êtres réussissent à ne pas se laisser consumer par la quête, ne pas sombrer dans le mépris, la désillusion, le cynisme ou la cruauté. Mishima semble penser qu'il s'agit notamment des femmes et d'êtres à qui l'habitude des compromis a fait gagner une certaine sagesse.

J'ai eu la chance d'aller durant six jours au Japon avec le choeur de jeunes de l'école de musique de Montmorency en 1995. Je savais que ces six jours passeraient trop vite pour m'imprégner du pays. Aussi, c'est par la littérature que je commençai le voyage. La littérature me permit d'apprécier, ô combien, le Japon, pays auquel je m'étais jusqu'alors niaisement fermée. Le voyage littéraire préalable permit l'éblouissement du voyage réel, inoubliable.

Ce recueil de Mishima propose lui aussi un voyage, voyage multiple s'il en est, autant dans le Japon immémorial que le Japon moderne caractérisé par un certain éloignement des valeurs et une vulgarité rampante, si l'on en croit l'écrivain. La nouvelle "Pain aux raisins" est un chef-d'oeuvre à ce sujet. La fête est une suite de situations burlesques, d'éléments hétéroclites, fantomatiques, d'un aspect pour le moins inquiétant. La peur monte par la seule description de la nuit qui tombe et des éléments que rien ni personne ne semble pouvoir maîtriser. Après une soirée grotesque, toute de faux-semblants, le personnage principal, tenaillé par la faim, se résout à ingurgiter ce qu'il trouve au fond d'un placard, oublié et passablement moisi, un pain aux raisins, élément culinaire typique de l'Occident.
Dans cette nouvelle comme dans celle intitulé Martyre, l'écriture de Mishima approche par moments le genre du fantastique. Ici, le drame le dispute au cauchemar d'une histoire de vampire. Avec son aspect maladif et lunaire, la jeune victime m'a fait penser à l'un de ces extraordinaires Petits poèmes en prose de Baudelaire : Les Bienfaits de la lune. Je ne résiste pas à la tentation d'ajouter le texte ci-dessous.

Baudelaire a souvent été choisi par Debussy, poète des eaux. C'est justement à Debussy que j'ai pensé en lisant la première nouvelle, Jets d'eau sous la pluie. Dans tous les textes, la beauté de la nature est bouleversante. Nuages, feuillages, lumières, reflets... Hokusai n'est pas loin. Cette beauté contrebalance la bêtise, la bassesse et tout ce qui ruine la soif de beauté de la jeunesse. Avec quelle maestria la nouvelle Ken explore l'ambiance des cours d'arts martiaux, les jeux de pouvoir et les points de rupture. Et que dire du dernier texte du recueil, à la fois combat interne et vital d'une femme effacée, et cours de poésie classique japonaise. Cette femme ordinaire acquiert en quelques heures d'une lutte sans merci la sagesse et la paix.

Même quand elle prend son temps comme dans cette magnifique dernière nouvelle qui donne son titre au recueil, l'écriture est souvent tendue comme un arc. Bien sûr, c'est facile de dire cela quand le drame est arrivé, mais cette écriture d'une extrême tension interne et extrême tension dramatique ne donne pas beaucoup de chance à son auteur de mourir paisiblement dans son lit. Il s'en est peut-être pourtant fallu de peu quand la dernière nouvelle donne tant de lumière au pèlerin des Trois Montagnes.


Je termine ce texte en évoquant une partenaire de danse lors du récent stage de danse de la Renaissance italienne. L'un des ateliers que j'avais choisi était celui de danse du 15e siècle avec ses magnifiques balli et contradanse. L'une des danses, la plus longue, nous a été enseignée fort tard et trop rapidement pour moi. Je pataugeais péniblement, écartelée entre l'orgueil m'interdisant de jeter l'éponge et la peur de gêner mes voisins, que ce soit en me retirant ou en restant. Heuseusement, j'avais devant moi celle que j'ai nommée mon ange gardien, Sayaka Kasuya, admirable danseuse classique venue en France pour apprendre la danse ancienne européenne dans le but de créer un centre de danse Renaissance et baroque à Tôkyo. Inoubliable de grâce, de beauté et de réserve ancestrale, Sayaka m'a aidée sans la moindre ostentation, par des regards et des gestes aussi efficaces que discrets. À la japonaise.

Les bienfaits de la lune
La Lune, qui est le caprice même, regarda par la fenêtre pendant que tu dormais dans ton berceau, et se dit: "Cette enfant me plaît." 
   Et elle descendit moelleusement son escalier de nuages et passa sans bruit à travers les vitres. Puis elle s'étendit sur toi avec la tendresse souple d'une mère, et elle déposa ses couleurs sur ta face. Tes prunelles en sont restées vertes, et tes joues extraordinairement pâles. C'est en contemplant cette visiteuse que tes yeux se sont si bizarrement agrandis; et elle t'a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l'envie de pleurer. 
   Cependant, dans l'expansion de sa joie, la Lune remplissait toute la chambre comme une atmosphère phosphorique, comme un poison lumineux; et toute cette lumière vivante pensait et disait: "Tu subiras éternellement l'influence de mon baiser. Tu seras belle à ma manière. Tu aimeras ce que j'aime et ce qui m'aime: l'eau, les nuages, le silence et la nuit; la mer immense et verte; l'eau uniforme et multiforme; le lieu où tu ne seras pas; l'amant que tu ne connaîtras pas; les fleurs monstrueuses; les parfums qui font délirer; les chats qui se pâment sur les pianos et qui gémissent comme les femmes, d'une voix rauque et douce! 
   "Et tu seras aimée de mes amants, courtisée par mes courtisans. Tu seras la reine des hommes aux yeux verts dont j'ai serré aussi la gorge dans mes caresses nocturnes; de ceux-là qui aiment la mer, la mer immense, tumultueuse et verte, l'eau informe et multiforme, le lieu où ils ne sont pas, la femme qu'ils ne connaissent pas, les fleurs sinistres qui ressemblent aux encensoirs d'une religion inconnue, les parfums qui troublent la volonté, et les animaux sauvages et voluptueux qui sont les emblèmes de leur folie." 
   Et c'est pour cela, maudite chère enfant gâtée, que je suis maintenant couché à tes pieds, cherchant dans toute ta personne le reflet de la redoutable Divinité, de la fatidique marraine, de la nourrice empoisonneuse de tous les lunatiques.


http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Pelerinage-aux-Trois-Montagnes

http://fr.wikipedia.org/wiki/Yukio_Mishima

http://www.babelio.com/auteur/Yukio-Mishima/2198

http://www.dailymotion.com/video/x29oy3_yukio-mishima-reportage-part-1_news



http://www.musicologie.org/publirem/debussy_poete_des_eaux.html