“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mercredi 9 avril 2014

Tué à l'ennemi

Auteur : Michel Laval

Edition : Calmann-Lévy




Alors que je faisais répéter le canon d'Anicet Le Rall pour l'ouverture des Fêtes vocales - ce canon étant titré "Concours de canon" et sous-titré "Préparation d'artillerie de la cote 230"-, j'ai entendu l'un des invités de l'émission L'Esprit public (France Culture le dimanche de 11h à 12h) mentionner ce livre de Michel Laval, et bien plus que le mentionner, le recommander chaleureusement.

Ce livre est le récit des trente derniers jours de la vie de Charles Péguy mort au combat le 5 septembre 1914. Par ses prises de position, par ses poèmes, Péguy ne cesse de questionner. Peut-on savoir qui est vraiment ce poète qui a écrit :

Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d'une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles.



Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis murs et les blés moissonnés.


Dans sa terrible ambiguité, que ce texte est difficile à défendre… Pour sa part, le personnage se cachant derrière Anicet Le Rall ne peut pardonner au poète ces vers d'une exaltation qui fait craindre le pire du nationalisme, du fanatisme religieux et de l'indéfendable position de va-t-en-guerre. Insurgé, d'un caractère révolté et frondeur, le poète ne se trouve pas défini par ces extrémismes.
Péguy a été convaincu à partir de 1905 que le conflit armé avec les Allemands était inévitable. Ce conflit lui a semblé être celui de la civilisation contre la barbarie. Opposant l'esprit républicain à l'impérialisme, ce qu'il a cru être une ultime guerre lui a paru juste comme lui a semblé juste et essentielle sa préparation. Ainsi, en tant que socialiste, après avoir soutenu Jean Jaurès, il l'a vilipendé avec la plus déplorable violence, le considérant traitre à sa patrie à cause de son pacifisme qu'il qualifiait d'irresponsable.
Dans cette logique, j'arrive à comprendre qu'il défende en anachronique chevalier son pays, restant debout face à la mitraille, exhortant ses hommes à ne pas reculer au milieu du déluge de feu, bien évidemment fauché en premier, trouvant dans ces derniers jours son refuge en Dieu.

Dans un style littéraire remarquable, le récit s'appuie sur ce dernier mois de la vie de Péguy pour décrire le début de la guerre, les épouvantables erreurs des États-Majors français et allemands, les atroces exactions des armées allemandes, le massacre des hommes au combat. J'ai appris de multiples choses sur ce prélude qui laissait présager l'effroyable tuerie des quatre années à suivre. J'ai frémi en lisant ce qui s'était passé à Somain, ville de naissance de Michel, et Senlis, ma ville natale.

Très émue par le parallèle qu'établit l'auteur entre l'expérience de Péguy et ses propres vers en l'honneur de Jeanne d'Arc, je recommande ce livre et l'écoute de l'émission L'Esprit public spéciale qui lui a été consacré le 4 août dernier. cette émission est téléchargeable jusqu'à début août prochain.

Adieu, Meuse endormeuse et douce à mon enfance,
Qui demeures aux prés, où tu coules tout bas.
Meuse, adieu : j’ai déjà commencé ma partance
En des pays nouveaux où tu ne coules pas.

Voici que je m’en vais en des pays nouveaux :
Je ferai la bataille et passerai les fleuves ;
Je m’en vais m’essayer à de nouveaux travaux,
Je m’en vais commencer là-bas les tâches neuves.

Et pendant ce temps-là, Meuse, ignorante et douce,
Tu couleras toujours, passante accoutumée,
Dans la vallée heureuse où l’herbe vive pousse, 

Ô Meuse inépuisable et que j’avais aimée.

Tu couleras toujours dans l’heureuse vallée ;
Où tu coulais hier, tu couleras demain.
Tu ne sauras jamais la bergère en allée,
Qui s’amusait, enfant, à creuser de sa main
Des canaux dans la terre, – à jamais écroulés.

La bergère s’en va, délaissant les moutons,
Et la fileuse va, délaissant les fuseaux.
Voici que je m’en vais loin de tes bonnes eaux,
Voici que je m’en vais bien loin de nos maisons.

Meuse qui ne sais rien de la souffrance humaine,
Ô Meuse inaltérable et douce à mon enfance,
Ô toi qui ne sais pas l’émoi de la partance,
Toi qui passes toujours et qui ne pars jamais,
Ô toi qui ne sais rien de nos mensonges faux,

Ô Meuse inaltérable, ô Meuse que j’aimais, 

Quand reviendrai-je ici filer encor la laine ?
Quand verrai-je tes flots qui passent par chez nous ?
Quand nous reverrons-nous ? et nous reverrons-nous ? 

Meuse que j’aime encore, ô ma Meuse que j’aime…

(Le Mystère de Jeanne d’Arc)



La chaîne de télévision France 2 vient de diffuser les cinq épisodes d'Apocalypse, un documentaire fait à partir d'archives pour la plupart inédites. Outre les connaissances, Michel et moi avons compris un pan de l'histoire de sa famille. San grand-mère, Elisabeth Guilbert, était l'un de ces "anges blancs", jeunes filles issues des bonnes familles et qui étaient devenues des infirmières auprès d'un énorme afflux de blessés. Le pays commençant à manquer d'hommes, les jeunes femmes non mariées préféraient se contenter des hommes estropiés, blessés ou simplement vivants même si pas forcément à leur goût. Venant d'une riche famille parisienne, Elisabeth s'est mariée en 1919 à Antony avec un pauvre bougre du nord de la France, l'a suivie dans son triste village, a été battue par sa brute de mari, est décédée juste après la mise au monde d'André, le père de Michel. Elle peignait…


http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Péguy

http://www.youtube.com/watch?v=XuSlyJHbwKc

http://www.franceculture.fr/oeuvre-tue-a-l-ennemi-la-derniere-guerre-de-charles-peguy-recit-de-michel-laval

http://blogs.mediapart.fr/blog/didier-bazy/120713/charles-peguy-tue-lennemi

http://www.blog-laprocure.com/auteurs/guerre-charles-peguy/

http://www.huffingtonpost.fr/jacques-tarnero/livre-michel-laval-peguy_b_2997143.html

http://www.franceculture.fr/emission-l-esprit-public-thematique-les-debuts-de-la-grande-guerre-avec-michel-laval-2013-08-04

Philippe Meyer commence ainsi son émission du 4 août 2013 : 
Michel Laval, vous êtes avocat et essayiste. Vous avez publié en 1992 Robert Brasillach, la trahison du clerc(Hachette Littérature) et en 2005 L’homme sans concessions, Arthur Koestler et son siècle (Calmann-Lévy). Chez le même éditeur est paru cette année Tué à l’ennemiLa dernière guerre de Charles Péguy. Dans cet ouvrage, vous faites le récit des 35 derniers jours de la vie de Charles Péguy, qui est aussi celui des 35 premiers jours de la Grande Guerre en France, depuis la mobilisation générale le 1er août. Après avoir rappelé l’enchaînement des évènements depuis l’assassinat, le 28 juin, de l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie, François-Ferdinand, par un jeune nationaliste serbe, jusqu’à la mobilisation générale en France et en Allemagne, vous suivez le parcours de Charles Péguy, officier du 276ème régiment d’infanterie, qui apprend la mobilisation alors qu’il est à Bourg-la-Reine. Au lendemain de l’assassinat de Jaurès le 31 juillet, il se rend immédiatement à Paris et part, le 4 août, pour rejoindre son unité à Coulommiers. Comme lui, 3.580.000 français âgés de 20 à 45 ans sont mobilisés. Le même jour, René Viviani, le Président du Conseil, lit aux 600 députés de l’Assemblée Nationale un message que leur adresse le Président Poincaré : « Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples non plus que les individus ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés en une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique ». « La France injustement provoquée n’a pas voulu la guerre », conclut M. Viviani, rejetant la responsabilité de l’éclatement du conflit sur l’Allemagne. Toute la gauche, et la quasi-totalité des socialistes se rallie à la cause de la guerre, comme l’illustre l’éditorial que Gustave Hervé, ancien leader anti-militariste, publie dans son journal La guerre sociale : « Ils ont assassiné Jaurès ! Nous n’assassinerons pas la France ! ». En Allemagne, le Kaiser Guillaume II en appelle au même moment à la « Burgfrieden » (la trêve des partis) au Reichstag, et le chancelier Von Bethmann Hollweg déclare : « Nous savons que la France se tenait prête pour envahir la Belgique. (…) C’est ainsi que nous avons été forcés de passer outre les protestations justifiées des gouvernements luxembourgeois et belges. L’injustice que nous commettons de toute façon, nous la réparerons dès que notre but militaire sera atteint. ». 3.850.000 allemands ont été mobilisés.
            Du côté français, le général Joffre appliquera le plan XVII, élaboré par les généraux de Castelnau et Berthelot et définitivement approuvé en 1913. Du côté allemand, le plan Schlieffen, élaboré dès 1898, et qui prévoit une offensive de 6 semaines à l’Ouest par la traversée du Luxembourg et de la Belgique, est mis en œuvre. Après la phase de « concentration », du 5 au 13 août 1914, la « bataille des frontières » s’engage. Le 19 août, Joffre lance l’offensive en Lorraine, qui échoue lors de la bataille de Sarrebourg-Morhange. Le 21 août, la « bataille des Ardennes » est engagée, deux armées s’avançant vers Neufchâteau et Arlon. Le général Lanrezac perd, du 21 au 23 août, les combats de la bataille dite « de la Sambre », alors que les Allemands viennent à bout de la résistance belge à Namur le 24 août. Ces combats sont particulièrement sanglants : le seul jour du 22 août, l’armée française perd 30.000 morts. Les quatre premières armées françaises battent en retraite à partir du 24 août. Charles Péguy meurt au combat, « à l’ennemi », c’est-à-dire en marche « vers l’ennemi », à Villeroy le 5 septembre, jour où Joffre signe l’ordre historique de la contre-offensive prévue le lendemain, et qui marquera le début de la « bataille de la Marne ».
            Michel Laval, pour ouvrir notre discussion, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez choisi de vous intéresser au parcours de Charles Péguy pour faire le récit de ce premier mois de guerre ?