“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mardi 24 juin 2014

1969

Auteur : Ryū Murakami (1952-)
Éditions Picquier
Traduit du japonais par Jean-Christophe Bouvier



On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans, et des tilleuls verts sous la promenade. Ce Murakami-là (rien à voir avec l'autre) avait dix-sept ans en 1969. Longtemps après, il raconte cet épisode tragi-comique de son adolescence.

Situation : forte surveillance politique, pression sociale en vue de se conformer à un type de comportement, enfermement de la jeunesse.
Conséquence : impression d'étouffement, besoin vital de liberté, besoin profond de détente de la société, besoin de fantaisie.
Action : farce et rébellion de certains adolescents.
Réaction : nouveau renforcement de la coercition.

Le rythme du récit est soutenu, le récit vif comme l'éclair, filant à tombeau ouvert. J'ai "brûlé" ce livre en deux temps trois mouvements, emportée corps et biens par le flot irrésistible de l'humour, de l'auto-dérision, du besoin d'expression de son auteur et de l'inquiétude grandissante face à l'absurdité, la rigidité et la paralysie mortifères.

Voici un livre qui nous aide à mieux comprendre ce Japon contemporain si singulier, un livre qui lutte contre toutes les formes de pression et de manipulation, contre la négation de la liberté individuelle, contre le pouvoir abusif. À lire, non ?




http://fr.wikipedia.org/wiki/Ryū_Murakami

http://www.editions-picquier.fr/auteurs/fiche.donut?id=8

http://www.theburiedtalent.com/1969-ryu-murakami/

lundi 23 juin 2014

À l'ombre d'une fleur de lys...

Auteur : Mircea Eliade (1907-1986)


Traduit du roumain par Alain Paruil

Éditions Gallimard. Collection Folio.



Écrit par un érudit roumain qui vécut trois ans en Inde, fut attaché culturel à Londres puis à Lisbonne et enseigna dans les universités roumaines, françaises et américaines, le recueil contient cinq nouvelles contenant toutes des références à des mythes et un lien avec l’histoire contemporaine de la Roumanie et de l’Europe. Dans trois voire quatre d’entre elles, j’ai nagé pour me maintenir en surface, j’ai essayé avec peine de ne pas sombrer. Quelle est la cause de cette semi noyade, ce quasi naufrage ? Des histoires partant dans tous les sens, un noyau insaisissable, des personnages arrivant sans crier gare et parlant dans le désert, des paroles absconses, beaucoup de détails ne me semblant pas apporter un élément décisif, une obligation pour le lecteur d’avoir un background considérable et repérer les références aux mythes pour ne pas être ballotté voire perdu corps et biens.
La quatrième nouvelle m’a plutôt plu grâce au très bon rendu du décalage culturel entre les personnages et à la force de la croyance de l’un d’eux.
Avec ses allusions directes à la dictature, la cinquième, éponyme, a créé un lien avec les textes de Agota Kristof et Herta Müller (cf. les articles sur les livres de ces deux auteurs).
Mais j'ai été agacée par les trois premières qui m'ont semblé à la fois précieuses et négligées. Bien que l’auteur parvienne à faire se rencontrer la pensée rationnelle et le sens du merveilleux, je n’arrive pas à recommander ce livre.

À parcourir ces critiques, il semblerait que je ne sois pas la seule à avoir ahané, au moins sur une partie du livre. La troisième critique me semble très pertinente qui parle de la probable volonté de Mircea Eliade de rendre compte de l'exil qui intériorisé chez tous ces personnages.




mercredi 18 juin 2014

Secrets de Polichinelle

Auteur : Alice Munro (1931-)

Traduction de l'anglais (Canada) par Céline Schwaller-Balay
Editions de l'Olivier. Collection Points.


Après l'éblouissement du recueil L'Amour d'une honnête femme publié en 1998, j'ai souhaité retrouver au plus vite l'écriture d'Alice Munro. Secrets de Polichinelle lui est antérieur de quatre ans.

Alice Munro ne cesse son observation des femmes. Comme dans le recueil précédemment chroniqué, celles-ci lisent beaucoup, écrivent, sont bibliothécaires, libraires ou encore lectrices assidues. Le texte est au centre, la fiction est reine. Les histoires racontées sont aussi tangibles que la réalité concrète. Des sentiments très puissants naissent entre des personnes qui ne se sont touchées qu'à travers les mots.

Des secrets rôdent. Des secrets hantent les vies. Et à nouveau, chacune des nouvelles est traversée de part en part par plusieurs strates, la réalité, les mensonges, les songes, les lettres, les impressions fugitives, les imaginaires, les déraillements, les espoirs, les non-dits, les confidences, les tabous. Tout cela s'imbrique, forme un maelström où les tensions affleurent, les apparences craquent, l'équilibre vacille, se brise avant de se former d'une autre manière, sans doute aussi fragile.
Je me suis sentie comme une petite souris dans un cabinet de psychanalyste, aux premières loges des inconscients des femmes et des hommes, les uns valeureux, dignes, droits, les autres veules, vulgaires, méprisables ou simplement d'une atroce banalité, sans relief ni intérêt.

Virtuose, l'auteur nous demande de participer à l'élaboration de son objet littéraire, de son histoire en mille-feuilles. Elle nous entraîne dans une écriture et une lecture constamment dynamiques. Son rythme, sa construction sont haletants, à la manière d'un thriller. À l'école buissonnière, les passionnants seconds rôles ont une place essentielle. L'ensemble très dense est construit comme une toile d'araignée. On cherche beaucoup, on construit un château, on creuse des tunnels, on tourne dans des labyrinthes et on doit revenir sur nos pas pour repérer l'endroit où l'auteur nous a bernés, où elle s'est jouée de nous.

Ce recueil est un envoûtement d'intelligence, de finesse et de sensibilité. Posez de suite ce que vous êtes en train de faire, fermez ce blog et filez à la première librairie !



http://www.bpi.fr/fr/les_dossiers/langues_litteratures2/portrait_d_un_prix_nobel_alice_munro2.html

http://www.franceculture.fr/2013-10-10-alice-munro-prix-nobel-de-litterature-2013

http://www.babelio.com/livres/Munro-Secrets-de-polichinelle/6239

http://www.liberation.fr/livres/1995/09/28/la-doctrine-munro-s-il-existe-des-secrets-de-polichinelle-c-est-parce-qu-au-moins-une-personne-n-est_142873

http://www.telerama.fr/livres/alice-munro,103591.php

http://www.lecture-ecriture.com/7309-Secrets-de-polichinelle-Alice-Munro


jeudi 5 juin 2014

Le chat de Schrödinger

Auteur : Philippe Forest (1962-)

Éditions Gallimard



Cela fait plusieurs mois que j'ai lu ce livre. Comme je veux le traiter le mieux possible, je repousse sans cesse le moment d'en écrire un article en attendant, pleine d'espoir, l'inspiration exceptionnelle. Je sais ce soir que je ne pourrai vous en dire tout le bien que j'aimerais, que ma pensée et mon écriture ne sont ni assez structurées ni assez fines pour cela.

Qu'on se le dise de suite, Philippe Forest est mon chouchou, et plus que mon chouchou, mon idole littéraire. Depuis que je l'ai entendu présenter son livre "Le siècle des nuages", je suis dans une admiration qui ne fait que grandir.

Une maison qu'on habite plus ou moins à la suite d'une vie bouleversée et un peu errante, désincarnée, fantomatique. La vision indécise d'un chat fuyant dans la pénombre à travers les feuillages au fond du jardin. Le chat est-il un chat ? Comment reconnaitre la forme d'un chat dans la nuit tombante ? À quel moment fait-il nuit ? Comment la nuit tombe-t-elle ?
À partir de ce fait minuscule d'une ombre faisant chat et surgissant dans la noir, l'auteur tire le fil ténu d'un doute permettant de tout interroger, le réel et l'irréel. TOUT et notamment la présence comme l'absence voire la coexistence de la présence et de l'absence, base de la physique quantique. Les questions sont tout à la fois scientifiques -le savant Schrödinger donnant le titre- philosophiques, poétiques, existentielles, psychologiques, historiques, métaphysiques. Tout se répond, et le sens émerge, tantôt habitant les territoires de la raison, tantôt ceux de la sensibilité, tantôt objectif, tantôt subjectif.

La musicienne que je suis se délecte tout particulièrement des sens de la variation et du développement, deux domaines rois de l'écriture musicale. Philippe Forest a un thème. Chapitre après chapitre, il varie ce thème, le tourne, le traite de mille manières, en découvre toutes les facettes, toutes les subtilités. Autre trait d'écriture remarquable, : le sens du développement. Un fait qui serait traité en deux temps trois mouvements par le simple quidam, est servi en majesté, abondamment travaillé, pétri, levé. On a donc et la multiplication des portes d'entrée et l'approfondissement.

Livre après livre, l'écriture de Philippe Forest se rattache d'une manière ou d'une autre à la mort de sa fille et plus encore au deuil ou au renoncement à la vie, à la recherche d'un sens qui tend à se dérober. Dans ce livre jamais voyeur ni complaisant ni narcissique, l'absence-présence de cette enfant donne un texte d'une beauté sublime, d'une poésie et d'une puissance inouïes.

Ah ça oui, pour le coup, on est moins "sommaire", comme dit Mona Ozouf, après avoir traversé cette oeuvre forestière.

Vous pouvez écouter Philippe Forest parler de son livre précédent, "Le Siècle des nuages" grâce au premier lien ci-dessous.
Vous pouvez également voir et écouter Philippe Forest présenter ce dernier roman grâce au dernier lien de cette liste.

http://www.telerama.fr/livre/j-aime-mieux-lire-55-avec-philippe-forest-et-son-siecle-des-nuages,61186.php

http://lalucarnedesecrivains.wordpress.com/essais/analyse-du-livre-%E2%80%A8le-chat-de-schrodinger-de-philippe-forest/

http://www.franceculture.fr/oeuvre-le-chat-de-schroedinger-de-philippe-forest

http://www.telerama.fr/livres/le-chat-de-schrodinger,91333.php

http://www.youtube.com/watch?v=w-_PM8_Ux9k

http://www.dailymotion.com/video/xwfbh2_philippe-forest-le-chat-de-schrodinger_news

mardi 3 juin 2014

Le renard était déjà le chasseur

Auteur : Herta Müller (1953-)

Éditions du Seuil
Traduit de l'allemand par Claire de Oliveira



Je m'écrie une fois de plus "Merci, le Nobel !" Cette récompense était une vraie surprise à l'automne 2009, ayant été décernée à une femme écrivain quasi inconnue du grand public. Il y avait urgence, la vie sous la dictature roumaine de Ceaucescu abîmant tant et tant les êtres qu'il n'y a qu'à voir le regard déserté, à la fois glacé et brûlant de fièvre, la souffrance de cette femme dans les vidéos des liens ci-dessous pour comprendre que Herta Müller ne fera pas une centenaire.

J'ai eu un peu de mal à rester accrochée à la paroi de ce style minéral, aussi abrupt que poétique, d'une poésie viscérale, dure et sans complaisance. Mais des années après avoir traversé ce livre, il reste très solidement campé dans ma mémoire et ses images sont indélébiles, aussi fortes qu'au premier jour. On est constamment entre onirisme et effroi. Quelle signification ont les choses, que signifie ce que l'on voit, comment ne pas se laisser submerger par la peur, ne pas se laisser gagner par le danger et la menace qui planent ? Rien n'est jamais tranquille. Le calme apparent est atroce et tout est malveillant.
Il m'a semblé que les personnages féminins principaux luttaient en développant une vision poétique. Je me rappelle de la description des arbres, des fleurs, des trains. Le lecteur développe une sorte de sens de médium, il devient clairvoyant, perçant.

À réfléchir au style, j'ai pensé que je venais de lire des textes qui me donnaient sensiblement la même impression. Il s'agit des courts textes de Agota Kristof, roumaine elle aussi (cf. l'article de Nicole Petit dans ce blog, et le commentaire). Et, c'est à peine croyable, son petit livre s'intitule C'est égal quand les premiers mots du livre de Herta Müller sont une citation de V. Erokiev : "Ça fait rien, ça fait rien, je me suis dit, ça fait rien." Qui croira que ces injonctions auto-persuasives si proches sont un hasard ?

Lecteur, ne te décourage pas par un style peu cajoleur. Laisse-toi halluciner, laisse se developer ton sixième sens en espérant ne jamais devoir t'en servir dans de telles circonstances.

http://fabienne.clairambault.fr/le-renard-etait-deja-le-chasseur-de-herta-muller

http://fr.wikipedia.org/wiki/Herta_Müller

http://www.lemonde.fr/livres/article/2009/10/09/herta-muller-prix-nobel-de-litterature-l-ecriture-contre-l-oubli_1251741_3260.html

http://www.e-litterature.net/publier2/spip/spip.php?page=article5&id_article=771

http://www.laruellebleue.com/5455/le-renard-etait-deja-le-chasseur-de-herta-muller-trad-claire-de-oliveira-ed-du-seuil-points-poche/

http://bibliobs.nouvelobs.com/actualites/20091008.BIB4145/le-nobel-2009-s-039-appelle-herta-muller.html

Le lien suivant donne à voir une vidéo très intéressante qui, finie, donne encore d'autres propositions de vidéos en allemand. Même sans comprendre la langue, on comprend bien des choses. Et quelle langue magnifique !
http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-romanciere-et-nobel-de-litterature-herta-muller-hospitalisee_1293251.html

Héloïse

Auteur : Philippe Beaussant (1930-)

Éditions Gallimard
Collection Folio




Ce Philippe Beaussant, quelle élégance, quelle intelligence, quelle classe, quelle pudeur, mais aussi quelle émotion, quelle noblesse dans l'écriture, quelle adéquation du style à l'expression ! Comment ne pas une fois de plus ne pas être dithyrambique et un peu précieuse en vous le présentant ?
Que ce soit cet inoubliable "Biographe" qui m'a fait pleurer, Rameau de A à Z, "Vous avez dit Baroque ?", il est parfait, dansant sur le fil de son écriture aussi légère que profonde. Bien sûr, l'Académie française, bien sûr !!! On y espère de tels maîtres, de tels voltigeurs érudits, conteurs et confidents intimes.

Là aussi, malgré la retenue, malgré la mesure, j'ai pleuré, délicieusement pour le style qui me provoque quand il est là, quand il est personnel, quand il vient de l'esprit et du coeur, une émotion d'une très grande force, mais aussi douloureusement en pensant à tous les drames individuels que déclenchent le grand brasier d'une révolution, le grand déchaînement, le grand carnage, le grand défouloir, la belle occasion de vengeance des faibles et des frustrés et des méchants.

J'ai dévoré ce petit bouquin qui, écrit comme on se confie à quelqu'un de confiance, a reçu un prix tant mérité. Qui est "je" ? Comment l'homme Philippe Beaussant peut aussi facilement se glisser dans la peau de la petite fille, la jeune fille, la femme ? Vite, vite, regardez d'un oeil décillé les tapisseries de Jouy et rejoignez le coeur battant de Héloïse !

La courte vidéo du premier lien ci-dessous présente remarquablement bien ce bref roman.

http://www.ina.fr/video/CPC93010592

Voici le texte de la 4e de couverture :
Etre née à la fin du XVIIIe siècle, au temps où Jean-Jacques Rousseau régnait en maître sur les âmes sensibles ; avoir été baptisée Héloïse pour mieux ressembler à une héroïne de roman ; être amoureuse d'un garçon nommé Jean-Jacques pour la même raison ; vivre avec lui dans l'illusion d'un monde doux, bon, beau, philosophique et pastoral, qu'est-ce que cela donne en Messidor an II ? 

http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/philippe-beaussant

http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Beaussant