“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

jeudi 10 juillet 2014

De Goupil à Margot

Auteur : Louis Pergaud (1882-1915)

Éditions du Mercure de France. Collection Folio.

Prix Goncourt 1910



Ce tout petit volume de cent-soixante dix-neuf pages est plein-archi plein d’une littérature stupéfiante de richesse et de densité. Une luxuriance virtuose de mots et de phrases gorgées d’images, de couleurs et de sensations.

Louis Pergaud se fait écrivain animalier dans ces nouvelles ayant successivement pour personnage principal le renard Goupil, la taupe Nyctalette, la fouine Fuseline, le lièvre Roussard, l’écureuil Guerriot, la grenouille Rana et enfin la pie Margot. La description des habitudes et des mouvements des animaux est aussi précise que poétique. La grande quantité de temps qu’a immanquablement passé l’écrivain à l'observation des bêtes pour rendre compte de façon aussi respectueuse témoigne de son honnêteté intellectuelle.

Et pourtant il ne s’agit aucunement de documentaires. Ou plutôt, en plus d’un fabuleux documentaire sur la faune sylvestre, on est en présence d’une création littéraire de premier ordre faisant coexister la vie et la mort.

La vie est celle -explosive, impossible à réfréner- de la venue du printemps : « Les bourgeons s’épaississaient, se gonflaient ; bientôt des feuilles délicates et pâles s’en élanceraient victorieuses pour dérouler à la lumière leurs banderoles de fraîcheur et s’étaler ensuite en larges parasols vernis. ». La vie est partout, dans les feuillages, les sous-bois, les eaux mouvantes ou immobiles : « La mare stagnait, écrasée sous le soleil d’un midi de juin. Un voile transparent de vapeur impalpable, comme faufilé aux grands roseaux de la rive, en couvrait de sa gaze ténue le miroir étincelant. »

Texte après texte, on se laisse gagner par le frémissement universel de cette vie palpitante, la force irrépressible de l’élan vital. Las ! la mort cruelle fauche en plein élan, massacre, emporte, nettoie la place. Le combat fait rage, inégal. Ne laissant aucune chance, la mort est partout victorieuse, comme en témoignent les titres des textes : La tragique aventure de Goupil, Le viol souterrain, L’horrible délivrance, La fin de Fuseline, La conspiration du murger, Le fatal étonnement de Guerriot, L’évasion de la mort, La captivité de Margot.

Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître l’atroce sourire édenté de la Grande Faucheuse. Et comprendre du même coup qu’écrit en 1910, ce texte merveilleux était l’œuvre d’un homme foudroyé par une intuition. Au même moment, Carl Gustav Jung voyait dans ses cauchemars une Europe ensanglantée. Ainsi certaines personnes particulièrement sensibles pressentaient l’insondable carnage de la Première Guerre mondiale, en rendaient compte de manière consciente ou non dans leur œuvre.

Avec l’évocation du sang et du sacrifice généralisé, il me semble que l’écriture, de naturaliste, se fait expressionniste.
Pour Goupil et Guerriot (ce nom peut-il être un hasard ?), la mort arrive par le fusil du chasseur. La présence de l’arme à feu est l’un des nombreux signes de la tuerie prochaine. D’autres sont plus troublants : le viol de la taupe avec la mention d’un « sexe barbelé, comme une épée de feu », l’émasculation du lièvre par ses cousins lapins. Ainsi, comme Freud et Jung, Pergaud indique que la guerre a des origines de frustration sexuelle. L’évocation de la torpeur générale de la mare – « Sur la mare, le silence, comme à la veille d’une crise, bourdonnait plus lourd et plus haletant. » - rappelle l’aveuglement généralisé des peuples jusqu’à la veille de la guerre.
Hypnotisée, la grenouille se jette la tête la première dans le gouffre. Pergaud parle-t-il vraiment d’une reinette en face d’une couleuvre ? « Rana ne percevait plus rien de la vie. Elle était séparée de son monde, retranchée de la société des compagnes, extériorisée de son marais qu’elle ne reconnaissait plus, tout entière sous l’emprise d’une volonté invincible qui la liait à elle et cassait ou plutôt rongeait tous les autres liens avec les choses et avec la vie. »
En écrivant sur la taupe et ses galeries, Pergaud perçoit même les tranchées et la prochaine vie souterraine des hommes. Enfin, l’assassinat mutuel des deux prédateurs que sont la fouine et le rapace en dit long sur l’état exsangue des pays au sortir de la tragédie.

Le soldat Louis Pergaud meurt à Verdun en 1915. Il raconte a priori : « Guerriot sent sa tête qui ne pense plus ! Brusquement il va secouer ce charme, tenter le geste, esquisser l’élan. Trop tard ! Un immense éclair rouge jaillit de l’œil vide, un saisissement plus grand et plus fou perce le petit crâne bossué et cingle sous le poitrail blanc le cœur chaud de la pauvre bête qui sauta et dégringola sur le sol, encore aux dents la grosse noisette jaune déchaulée, qu’elle serrait plus fort entre ses petites mâchoires raidies par l’étonnement suprême de la mort. »



http://litterature-a-blog.blogspot.fr/2012/04/de-goupil-margot-de-louis-pergaud.html

http://www.avoir-alire.com/de-goupil-a-margot

http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Pergaud



mercredi 9 juillet 2014

Le grand Coeur

Auteur : Jean-Christophe Rufin (1952-)

Éditions Gallimard. Collection Folio.


S'attachant à un personnage historique fascinant, personnage qui a vu le basculement du Moyen Age vers la Renaissance et a vécu le passage de la France qui touche le fond en 1430 vers celle de 1460 qui entame courageusement son redressement, ce livre nous fait coller à son intimité. Natif de Bourges, Rufin parait beaucoup aimer ce Jacques Coeur. Cette complicité donne une vie et une véritable chaleur au propos.
Très documenté, le récit nous fait également approcher au plus près le roi Charles VII, ses conseillers, son peintre Jean Fouquet et sa maîtresse Agnès Sorel. Ce retour en arrière est un privilège pour le lecteur qui se trouve installé aux premières loges d'événements décisifs.

J'ai beaucoup apprécié le soin pris par l'auteur pour nous faire ressentir l'évolution de la société et des idées de même que le rythme imprimé au récit. Alors que l'on connait la fin, on est pris par la manière de conter de Jacques Coeur, enfin, de Rufin… Alors que l'on sait tout de sa descente aux enfers, de son discrédit auprès du roi, on se prend à espérer un pli inconnu de l'espace-temps qui nous aurait abusé.

J'ai dévoré le livre comme un roman d'aventure. Et c'en est un, vraiment, qui dévoile l'ascension prodigieuse de ce fils de pelletier devenu grand argentier du roi et financier de génie. Cependant, vers les deux tiers du livre, j'ai été un peu lassée de l'écriture de Rufin qui m'a semblé un peu..., comment dire, non pas machinale, mais déroulée selon ce qui m'a paru être un système, un procédé.

Alors que la première page m'a irritée avec quelques comparaisons artificielles, oiseuses, le livre se lit très bien et il est même passionnant. Mais j'ai à la longue ressenti un petit quelque chose qui n'est pas de l'ordre de l'urgence à écrire, un petit quelque chose qui me semble sentir sa position, son académisme, son statut d'écrivain aimé des rubans, -sa posture ?

Malgré le manque de travail réel sur le style, malgré mes petites réserves qui pourront sembler un peu snobinardes, voici un livre que je recommande chaudement pour toutes les bonnes raisons évoquées plus haut.

Isabelle


http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Christophe_Rufin

http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-christophe-rufin

http://www.telerama.fr/livres/le-grand-coeur,84849.php

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Le-grand-Coeur