“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

jeudi 6 mars 2025

La Jérusalem délivrée

Torquato Tasso dit le Tasse (1544-1595) 

Traduction de Charles-François Lebrun

Édition Garnier Flammarion

La Jérusalem délivrée


Il y a d'abord la sublime Chanson de Roland, chanson de geste écrite vers 1100 qui narre les exploits du chevalier Roland pendant la fatale embuscade subie par l'arrière-garde de l'armée de Charlemagne de retour en "France la douce". Le verbe haut de Roland, la trahison de Ganelon, l'aveuglement puis le départ de Charlemagne, le refus de Roland de sonner du cor pour rappeler l'empereur quand Olivier, l'ami fidèle du chevalier fougueux, découvre les monts alentour couverts de guerriers ennemis et de lances scintillantes, l'épée Durendal, les premiers assauts victorieux, le cinquième assaut désastreux, la dispute entre Olivier et Roland, les mots réconciliants de l'évêque Turpin, les appels déchirants du cor, les larmes, les cris, la peur, les prières, les confessions, la mort, celle d'Olivier, frappé dans le dos, celle de Turpin, celle de Roland enfin, le retour de Charlemagne, le grand désespoir des chevaliers de France, la poursuite des musulmans. Cette première chanson de geste est sublime, indépassable. 

Comment la dépasser ? En conservant le contexte d'une guerre entre les chrétiens et les musulmans propice à de multiples péripéties - idéal pour le genre épique -, en inventant d'autres épisodes concernant Roland et en lui greffant le merveilleux de la "matière bretonne" littéraire médiévale (la fée Morgane, Merlin, des enchantements...), enfin en lui adjoignant un cousin, un certain Renaud, issu d'une autre chanson de geste, la Chanson de Renaud de Montauban ou Les Quatre fils Aymon. 

Tout cela prend du soin, donc du temps. En 1483, Matteo Maria Boiardo, protégé de la grande famille d'Este à Ferrare, édite Orlando innamorato (Roland amoureux), roman chevaleresque qui rend Roland fou amoureux de la belle Angélique, dépêchée par le roi musulman Gradasse et envoyée par ce dernier à la cour de Charlemagne dans le but de détourner les chevaliers de leur mission de guerriers. Toute la fine fleur de l'armée n'a plus d'yeux que pour la belle étrangère qui, outre sa beauté irréelle, est experte dans les filtres et les enchantements. Roland ne s'appartient plus.

À peu près cinquante ans après, Ludovico Ariosto dit l'Arioste édite une suite et une parodie de l'oeuvre de Boiardo, sous le nom d'Orlando furioso. L'Europe entière est envahie. Paris est assiégé par les musulmans. Et Charlemagne a perdu la meilleure partie de son armée à cause des enchantements de la magicienne Alcine. Roland ne cesse de poursuivre la sublime Angélique qui, elle, n'a de cesse de le fuir. Quand Roland apprend qu'elle a épousé le simple guerrier Médor, il devient fou furieux, il perd sa raison qu'il faudra aller rechercher dans la lune. Les aventures sont foisonnantes dans ce très palpitant roman où les multiples personnages s'entrecroisent dans une écriture luxuriante.

Enfin, encore presque cinquante ans plus tard, Torquato Tasso dit le Tasse écrit le chef-d'oeuvre qu'est La Jérusalem délivrée que Châteaubriand dit être "un modèle parfait de composition". Il ajoute que "C'est là qu'on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre : l'art avec lequel le Tasse vous transporte d'une bataille à une scène d'amour, d'une scène d'amour à un conseil, d'une procession à un palais magique, d'un palais magique à un camp, d'un assaut à la grotte d'un solitaire, du tumulte d'une cité assiégée à la cabane d'un pasteur, cet art est admirable". Le Tasse a réduit le lieu aux alentours de Jérusalem et l'action à la prise de la ville durant la Première croisade. Roland a définitivement cédé la place à Renaud. Aux trois personnages masculins (Godefroy de Bouillon, Renaud et Tancrède) répondent trois figures féminines (Armide, la magicienne ; Clorinde, la guerrière ; Herminie, la victime et témoin lucide). Pris dans les filets d'Armide, rendu inopérant par la puissance des filtres, Renaud échappe au meurtre ourdi par la magicienne grâce à l'amour qu'il fait naître dans son coeur. Il sera finalement délivré de sa servitude et pourra à nouveau combattre et permettre la victoire des chrétiens. Tancrède, le chevalier chrétien, est transporté d'amour par la guerrière musulmane Clorinde. Il la combat sans savoir que c'est elle et la tue. Il lui enlève son casque et la reconnait. Ah, vision, ah connaissance ! Elle meurt juste après avoir demandé le baptême. La scène est sublime. Le Tasse irrigue toute son oeuvre des mouvements de l'âme, des doutes, des espoirs, des petites et grandes faiblesses humaines, des vices et des vertus qui sont autant de cristaux et de gemmes dans cette terre littéraire. 

De la Chanson de Roland à La Jérusalem délivrée, presque 500 ans ont passé. Lire ces oeuvres magnifiques et tirer le fil de l'une à l'autre est passionnant. Et ce n'est pas 500 mais quasi 1250 ans qui ont passé entre le premier fait historique, l'embuscade de l'armée de Charlemagne en 778 à Roncevaux et le roman de science-fiction Dominium Mundi de François Baranger (2013), oeuvre basée sur celle du Tasse, sans oublier le Rinaldo de Goethe.

Les musiciens ne sont pas en reste :

De l'Orlando furioso de l'Arioste ont été écrits de très nombreux livrets d'opéras (Alcine, Ariodante de Haendel, Orlando furioso de Vivaldi). À partir de l'oeuvre du Tasse, Monteverdi a composé le sublime Combattimento di Tancredi e Clorinda et Philippe Quinault a écrit le livret de l'opéra Armide de Lully, livret repris par Gluck pour sa propre Armide. Ces deux oeuvres ont été à la base de plusieurs ballets, dont La Délivrance de Renaud sur une musique de Guédron. Enfin, la pièce Rinaldo de Goethe a inspiré Brahms pour sa cantate éponyme.

Roland est immortel ! Lui et son cousin Renaud mais aussi l'évêque Turpin, Tancrède, Astolphe, Angélique, Herlinie, Alcine, Armide, Clorinde et tous les autres sont là, chez votre libraire, tout prêts à vous faire caracoler, rêver, aimer, pleurer.