Éditions du Mercure de France. Collection Folio.
Prix Goncourt 1910
Ce tout petit volume de cent-soixante dix-neuf pages est plein-archi
plein d’une littérature stupéfiante de richesse et de densité. Une luxuriance virtuose
de mots et de phrases gorgées d’images, de couleurs et de sensations.
Louis Pergaud se fait écrivain animalier dans ces nouvelles ayant
successivement pour personnage principal le renard Goupil, la taupe Nyctalette,
la fouine Fuseline, le lièvre Roussard, l’écureuil Guerriot, la grenouille Rana
et enfin la pie Margot. La description des habitudes et des mouvements des
animaux est aussi précise que poétique. La grande quantité de temps qu’a immanquablement
passé l’écrivain à l'observation des bêtes pour rendre compte de façon aussi respectueuse témoigne de son
honnêteté intellectuelle.
Et pourtant il ne s’agit aucunement de documentaires. Ou plutôt, en
plus d’un fabuleux documentaire sur la faune sylvestre, on est en présence
d’une création littéraire de premier ordre faisant coexister la vie et la mort.
La vie est celle - explosive, impossible à réfréner - de la venue du
printemps : « Les bourgeons
s’épaississaient, se gonflaient ; bientôt des feuilles délicates et pâles
s’en élanceraient victorieuses pour dérouler à la lumière leurs banderoles de
fraîcheur et s’étaler ensuite en larges parasols vernis. ». La vie est
partout, dans les feuillages, les sous-bois, les eaux mouvantes ou immobiles :
« La mare stagnait, écrasée sous le
soleil d’un midi de juin. Un voile transparent de vapeur impalpable, comme
faufilé aux grands roseaux de la rive, en couvrait de sa gaze ténue le miroir
étincelant. »
Texte après texte, on se laisse gagner par le frémissement universel de
cette vie palpitante, la force irrépressible de l’élan vital. Las ! la
mort cruelle fauche en plein élan, massacre, emporte, nettoie la place. Le
combat fait rage, inégal. Ne laissant aucune chance, la mort est partout victorieuse, comme en témoignent les titres des textes :
La tragique aventure de Goupil, Le viol souterrain, L’horrible délivrance, La
fin de Fuseline, La conspiration du murger, Le fatal étonnement de Guerriot,
L’évasion de la mort, La captivité de Margot.
Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour reconnaître l’atroce sourire
édenté de la Grande Faucheuse. Et comprendre du même coup qu’écrit en 1910, ce
texte merveilleux était l’œuvre d’un homme foudroyé par une intuition. Au même
moment, Carl Gustav Jung voyait dans ses cauchemars une Europe ensanglantée.
Ainsi certaines personnes particulièrement sensibles pressentaient l’insondable
carnage de la Première Guerre mondiale, en rendaient compte de manière
consciente ou non dans leur œuvre.
Avec l’évocation du sang et du sacrifice généralisé, il me semble que
l’écriture, de naturaliste, se fait expressionniste.
Pour Goupil et Guerriot (ce nom peut-il être un hasard ?), la mort
arrive par le fusil du chasseur. La présence de l’arme à feu est l’un des nombreux
signes de la tuerie prochaine. D’autres sont plus troublants : le viol de
la taupe avec la mention d’un « sexe
barbelé, comme une épée de feu », l’émasculation du lièvre par ses
cousins lapins. Ainsi, comme Freud et Jung, Pergaud indique que la guerre a des
origines de frustration sexuelle. L’évocation de la torpeur générale de la mare
– « Sur la mare, le silence, comme à
la veille d’une crise, bourdonnait plus lourd et plus haletant. » - rappelle
l’aveuglement généralisé des peuples jusqu’à la veille de la guerre.
Hypnotisée, la grenouille se jette la tête la première dans le gouffre.
Pergaud parle-t-il vraiment d’une reinette en face d’une couleuvre ?
« Rana ne percevait plus rien de la vie.
Elle était séparée de son monde, retranchée de la société des compagnes,
extériorisée de son marais qu’elle ne reconnaissait plus, tout entière sous
l’emprise d’une volonté invincible qui la liait à elle et cassait ou plutôt
rongeait tous les autres liens avec les choses et avec la vie. »
En écrivant sur la taupe et ses galeries, Pergaud perçoit même les
tranchées et la prochaine vie souterraine des hommes. Enfin, l’assassinat
mutuel des deux prédateurs que sont la fouine et le rapace en dit long sur
l’état exsangue des pays au sortir de la tragédie.
Le soldat Louis Pergaud meurt à Verdun en 1915. Il
raconte a priori : « Guerriot sent
sa tête qui ne pense plus ! Brusquement il va secouer ce charme, tenter le
geste, esquisser l’élan. Trop tard ! Un immense éclair rouge jaillit de
l’œil vide, un saisissement plus grand et plus fou perce le petit crâne bossué
et cingle sous le poitrail blanc le cœur chaud de la pauvre bête qui sauta et
dégringola sur le sol, encore aux dents la grosse noisette jaune déchaulée,
qu’elle serrait plus fort entre ses petites mâchoires raidies par l’étonnement
suprême de la mort. »
http://litterature-a-blog.blogspot.fr/2012/04/de-goupil-margot-de-louis-pergaud.html
http://www.avoir-alire.com/de-goupil-a-margot
http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Pergaud
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