Auteur : Imre Kertész (1929-2016)
Éditions Actes Sud
Traduction de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba
Prix Nobel de littérature en 2002
S'il te plaît, cher lecteur, veuille bien prendre le temps de prononcer correctement ce patronyme magyar : Immrè Kertésss et non pas Kertéch ou Kertézzz comme on entend ici et là, et même - misère de misère ! - sur France Culture.
Après avoir été déporté puis interné en camp de concentration pendant plusieurs mois à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après que son corps en soit ressorti miraculeusement vivant, après que son être profond en soit traumatisé voire brisé, le jeune Hongrois Imre Kertész a éprouvé le besoin impérieux d'écrire pour tenter de s'accrocher à la vie. C'était sans compter sur la suffisance et la bêtise sans fond du genre humain, les humains qui ne sont jamais aussi horriblement drôles que quand ils se prennent au sérieux et qu'ils s'arrogent le droit de juger. Le texte a été estimé peu convaincant à cause de ce qui fut perçu comme un "manque de réalisme". Le livre a été refusé. Manuscrit retourné par la poste. Refusé. Pas convaincant...
Après un moment de sidération paralysante, l'écrivain est parvenu à puiser dans ce refus assez d'indignation et de capacité de résistance pour faire jaillir une minuscule mais vitale nouvelle étincelle créatrice.
Il s'agit d'un livre étrange, d'un drôle de livre, vraiment, d'un livre composé de deux parties fantasmagoriques et fascinantes, dont on se demande quel lien elles peuvent bien entretenir entre elles si ce n'est celui de l'expérience du totalitarisme et du monde d'Ubu. La première partie suit un homme qui, miné par son échec d'écrivain, se cogne aux murs et au mobilier minable de son appartement typique du côté est du Mur, tout à fait représentatif de l'ère soviétique. Tout à la fois pitoyable et drolatique, l'écrivain atteint d'une rage topographique obsessionnelle utilise les points cardinaux pour rendre compte de ses positions et trajectoires dans ce qui apparaît être une cage. On erre d'une étagère située au nord-ouest à une chaise posée un peu plus au nord, les deux objets élimés, éventrés, usés jusqu'à la trame ne devant pas être distants de plus d'un mètre ou deux... Il faut également compter avec une perceuse récurrente, objet malfaisant qui toujours choisit précisément le moment du commencement de l'action d'écrire pour entrer en action. Enfin faire face à deux figures féminines qui, si elles entourent l'écrivain d'une certaine attention, pèsent d'un poids moral puissant. J'ai nommé sa mère et sa femme, bien sûr, qui vouliez-vous que ce fût ? Mère et femme à la fois dévouées et culpabilisantes. Aimantes et étouffantes. Soutenantes et aliénantes.
Le désespoir est si puissant que l'écrivain y puise assez de force pour écrire avec une lucidité, une noirceur créatives sans mesure, une ironie férocissime, un sens burlesque à toute épreuve. Comment parvient-il tout à la fois à rendre compte sans aucun fard de la réalité nue et ménager le minuscule écart qui lui permet de ne pas s'y laisser tout à fait enfermer ? Sa résistance, sa liberté sont celles des mots, des phrases, des assemblages de mots, des suites de phrases, des liens, des résonances, du regard et de la distance que tout cela parvient vaille que vaille à ménager, de la conscience qui en est diaboliquement aiguisée.
La seconde partie arrive sans crier gâre, on entre dedans tout à coup, mais à quel moment ? Un autre personnage, Köves, étrange bonhomme, revient dans ce pays après avoir séjourné situé de l'autre côté pendant un certain temps. Faisant face au pouvoir nouveau, aussi omniprésent qu'invisible, insaisissable, il est assailli par l'administration, la bureaucratie, le règlement staliniens dans une farce tragi-comique d'une noirceur sans fond. Köves dérape, glisse, s'embourbe, s'enfonce mais parvient à ne pas se laisser complètement anéantir.
Voici un livre qui se tient droit devant le totalitarisme, la dictature, le pouvoir de la force. Un livre qui, en plus de sa qualité de diamant noir, apprend l'indispensable refus.
Pour toute votre oeuvre indispensable, pour votre droiture, votre courage, pour l'humanité que vous avez su préserver, pour cette écriture forte et salvatrice, merci, merci, cher Imre Kertész !