“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

jeudi 25 juillet 2024

Quatrevingt-treize

Auteur : Victor Hugo (1802-1885)

Éditions folio classique

Quatrevingt-treize - Poche - Victor Hugo, Yves Gohin - Achat Livre | fnac

Par hasard, les huit derniers mois (novembre 2023-juillet 2024) m'ont amenée à parcourir de long en large les cinquante premières années de la vie de Chateaubriand, soit de 1768 à 1816 : le premier volume des Mémoires d'Outre-tombe de François-René mais aussi Le Chevalier de Maison-Rouge d'Alexandre Dumas - qui fait l'objet d'une chronique dans ce blog - et enfin Quatrevingt-treize (sic).

Quatrevingt-treize est le dernier roman de Victor Hugo, donc une somme, un monument, un sommet. Panorama objectif et vision subjective de la Révolution française au moment où elle est happée par sa spirale morbide/mortelle/mortifère, théorie historique de la prise de la Bastille à la Terreur, vastes tableaux, sentiments grandioses, pitoyables destins individuels dans le carnage collectif, élans et actions sublimes, bassesses abjectes, rédemption : voilà un sujet digne du grand Hugo qui parvient, dans un geste de démiurge, à saisir tout à la fois et à être terriblement humain, les personnages apparaissant dans leur grandeur et leur dénuement, dans leur gloire et leur accablement. Et Hugo abolit toutes les frontières, la puissance sans fond du sujet lui permettant de produire un texte total : épique, lyrique et romanesque. Le lecteur traverse la Bretagne de long en large avec des personnages chargés d'un destin plus grand qu'eux, qui les élève ou les écrase. Beaucoup d'espoir, beaucoup de souffrance. Parmi l'ensemble dont le souffle est majestueux et ardent, je distingue la puissante tempête du début et la tendre journée des trois enfants privés de leur mère durant laquelle un manuscrit d'une inestimable valeur est mis en pièces. Gestes symboliques de l'écrivain qui renverse tout sur son passage.

Je suis très heureuse de ce parcours littéraire et historique consacré à la Révolution qui a façonné notre nation.

Grâce au lien suivant, vous pourrez écouter la série de quatre numéros que lui a consacré France Culture dans son émission La compagnie des auteurs :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-victor-hugo-le-monstre-sacre

Grâce au lien suivant, vous pourrez écouter l'émission de France Culture Une vie, une oeuvre, consacrée à Hugo :

https://www.youtube.com/watch?v=CEiM7WuuUX8

Grâce au lien suivant, vous pourrez écouter l'émission de France Culture consacrée au contexte historique du roman qui nous occupe : 

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/le-contexte-historique-du-roman-quatrevingt-treize-de-victor-hugo-3831645

Enfin, grâce au lien suivant, vous pourrez écouter l'émission de philosophie sur ce roman de Hugo :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/quatrevingt-treize-de-victor-hugo-le-spectre-de-la-revolution-3825163

 Victor Hugo - Biografia - InfoEscolaVictor Hugo - Biografia - InfoEscolaVictor Hugo - Biografia - InfoEscola

mardi 23 juillet 2024

Le refus

Auteur : Imre Kertész (1929-2016)

Éditions Actes Sud
Traduction de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba
Prix Nobel de littérature en 2002              




S'il te plaît, cher lecteur, veuille bien prendre le temps de prononcer correctement ce patronyme magyar : Immrè Kertésss et non pas Kertéch ou Kertézzz comme on entend ici et là, et même - misère de misère ! - sur France Culture.

Après avoir été déporté puis interné en camp de concentration pendant plusieurs mois à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après que son corps en soit ressorti miraculeusement vivant, après que son être profond en soit traumatisé voire brisé, le jeune Hongrois Imre Kertész a éprouvé le besoin impérieux d'écrire pour tenter de s'accrocher à la vie. C'était sans compter sur la suffisance et la bêtise sans fond du genre humain, les humains qui ne sont jamais aussi horriblement drôles que quand ils se prennent au sérieux et qu'ils s'arrogent le droit de juger. Le texte a été estimé peu convaincant à cause de ce qui fut perçu comme un "manque de réalisme". Le livre a été refusé. Manuscrit retourné par la poste. Refusé. Pas convaincant...

Après un moment de sidération paralysante, l'écrivain est parvenu à puiser dans ce refus assez d'indignation et de capacité de résistance pour faire jaillir une minuscule mais vitale nouvelle étincelle créatrice.


Il s'agit d'un livre étrange, d'un drôle de livre, vraiment, d'un livre composé de deux parties fantasmagoriques et fascinantes, dont on se demande quel lien elles peuvent bien entretenir entre elles si ce n'est celui de l'expérience du totalitarisme et du monde d'Ubu. La première partie suit un homme qui, miné par son échec d'écrivain, se cogne aux murs et au mobilier minable de son appartement typique du côté est du Mur, tout à fait représentatif de l'ère soviétique. Tout à la fois pitoyable et drolatique, l'écrivain atteint d'une rage topographique obsessionnelle utilise les points cardinaux pour rendre compte de ses positions et trajectoires dans ce qui apparaît être une cage. On erre d'une étagère située au nord-ouest à une chaise posée un peu plus au nord, les deux objets élimés, éventrés, usés jusqu'à la trame ne devant pas être distants de plus d'un mètre ou deux... Il faut également compter avec une perceuse récurrente, objet malfaisant qui toujours choisit précisément le moment du commencement de l'action d'écrire pour entrer en action. Enfin faire face à deux figures féminines qui, si elles entourent l'écrivain d'une certaine attention, pèsent d'un poids moral puissant. J'ai nommé sa mère et sa femme, bien sûr, qui vouliez-vous que ce fût ? Mère et femme à la fois dévouées et culpabilisantes. Aimantes et étouffantes. Soutenantes et aliénantes.

Le désespoir est si puissant que l'écrivain y puise assez de force pour écrire avec une lucidité, une noirceur créatives sans mesure, une ironie férocissime, un sens burlesque à toute épreuve. Comment parvient-il tout à la fois à rendre compte sans aucun fard de la réalité nue et ménager le minuscule écart qui lui permet de ne pas s'y laisser tout à fait enfermer ? Sa résistance, sa liberté sont celles des mots, des phrases, des assemblages de mots, des suites de phrases, des liens, des résonances, du regard et de la distance que tout cela parvient vaille que vaille à ménager, de la conscience qui en est diaboliquement aiguisée.

La seconde partie arrive sans crier gâre, on entre dedans tout à coup, mais à quel moment ? Un autre personnage, Köves, étrange bonhomme, revient dans ce pays après avoir séjourné situé de l'autre côté pendant un certain temps. Faisant face au pouvoir nouveau, aussi omniprésent qu'invisible, insaisissable, il est assailli par l'administration, la bureaucratie, le règlement staliniens dans une farce tragi-comique d'une noirceur sans fond. Köves dérape, glisse, s'embourbe, s'enfonce mais parvient à ne pas se laisser complètement anéantir.

Voici un livre qui se tient droit devant le totalitarisme, la dictature, le pouvoir de la force. Un livre qui, en plus de sa qualité de diamant noir, apprend l'indispensable refus. 

Pour toute votre oeuvre indispensable, pour votre droiture, votre courage, pour l'humanité que vous avez su préserver, pour cette écriture forte et salvatrice, merci, merci, cher Imre Kertész !



Grâce à ce lien, lecteurs à la prononciation impeccable, vous pourrez écouter quatre émissions que France Culture a consacrées à cet écrivain :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-imre-kertesz 

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter l'émission "Hors-champ" de Laure Adler sur France Culture à l'occasion de la sortie de son livre "Journal de galère" :

https://www.youtube.com/watch?v=iiBVjwXmQUk

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter l'émission les archives INA, très brèves et très intéressantes :

https://www.youtube.com/watch?v=Nq9sKhNLuOk

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter l'émission "Une vie, une oeuvre" sur France Culture :

https://www.youtube.com/watch?v=JAl5Y6j7yOY&t=11s





Le Chevalier de Maison-Rouge

Auteur : Alexandre Dumas (1802-1870)

Éditions folio classique
Édition de Sylvie Thorel-Cailleteau


Quelle histoire !  Quelle tragédie ! Quel sens romanesque ! Quel plaisir de lecture malgré l'effroi et la sidération !

Pour deux francs six sous je me suis procuré ce livre le 25 novembre 2023 dans un délicieux café associatif du Pèlerin (Loire-Atlantique) alors que nous participions, bouleversés, à "la chanson du samedi" sur le thème de la paix, chanson chantée et jouée à la guitare par un groupe de citoyens-musiciens aussi généreux qu'engagés. Grand partage impromptu et grande émotion...
Le vocable de "citoyen", combien de fois le lit-on dans ce roman qui se déroule au plus fort de la Terreur, en 1793, quelques mois après la décapitation du roi, à l'époque de l'emprisonnement de Marie-Antoinette au Temple puis à la Conciergerie, à l'ignominie de sa séparation d'avec son petit garçon qui en mourra lui aussi.

Si nous sommes plongés dans l'Histoire avec sa "grande hache" (c'est vraiment l'occasion d'employer ce terme de Claude Simon !) - les tentatives pour faire évader la "veuve Capet", la chute des Girondins, les condamnés de plus en plus nombreux -, celle-ci est finement cousue avec le récit d'une amitié indéfectible et celui d'un amour lumineux entre deux êtres que leurs engagements politiques ne pouvaient qu'opposer. Las, ces deux sentiments magnanimes et grandioses font face à la vilenie la plus abjecte, la peur, la méchanceté, la mesquinerie, la jalousie, la rancoeur, la bêtise, tout ce cortège d'horreurs et de saletés qui aboutissent aux dénonciations, aux trahisons et aux exécutions en masse.

Maurice est superbe et intègre, Geneviève est ravissante et droite, tous deux sont transcendés par l'amour qui les lie par-delà leurs convictions, leurs engagements, leurs situations personnelles, l'amour qui les auréole au firmament et va finalement les perdre. Cependant le personnage qui m'a le plus profondément émue est Lorin, l'ami poète, le créateur de quatrains et de distiques, le diamant pur, le merveilleux.

Quel grand, quel magnifique écrivain que Dumas qui parvient à nous emporter, page après page, à nous maintenir vifs et passionnés. Pas un seul temps mort. Tout est spirituel, tout est enlevé. Avec grâce et profondeur, il enfourche cette période pour réfléchir à la condition humaine, à ce moment si spécial et horrible de l'histoire de notre pays, sur les vices et les vertus des hommes. Et il atteint un sommet quand il nous fait côtoyer les condamnés dont l'avenir ne se compte plus qu'en minutes. Les dernières pages sont d'une sublime intensité.

Je pensais ne m'offrir qu'un grand plaisir de lecture, je suis sortie de ce roman bouleversée. Il se trouve de plus qu'à Rennes, je lis en ce moment les Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand et que j'en suis au moment de la Terreur. Les personnages de fiction qui sont exécutés chez Dumas sont chez Chateaubriand bien réels : plusieurs membres de sa famille, une soeur et un beau-frère qui laissèrent un très jeune enfant...




Grâce à ces liens, vous pourrez accéder à différentes belles émissions consacrées par France Culture à Alexandre Dumas : 

Grâce à ces liens, vous pouvez accéder aux deux premières parties du feuilleton tourné en partie à Senlis (ma ville natale) en 1963 : 

Grâce à ce lien, vous pouvez accéder au film éponyme tourné en 1913 :