Sandra Lucbert (1981-)
Éditions points
Voici un livre dont ni Michel ni moi n'avions jamais entendu parler avant qu'il me soit offert avec un sens aigu de la pédagogie politique par mon collègue et cher ami Romain. Comment cette totale méconnaissance fut-elle possible alors que Michel est employé chez Orange et que j'ai dirigé le choeur du site Orange de Lannion de 2010 à 1016 après que les Assises de la Refondation ont abouti entre autres à la mise en place de choeurs dans de nombreux sites de l'entreprise ? Il semblerait que l'entreprise se soit bien gardée d'en faire l'écho.
Sandra Lucbert a suivi le procès des sept dirigeants de France-Télécom-orange qui ont théorisé et mis en oeuvre les méthodes très maltraitantes sur le plan psychologique pour faire partir coûte que coûte (c'est le cas de le dire) 20 000 personnes de l'entreprise entre 2006 et 2008. Beaucoup en ont subi de très lourdes conséquences psychologiques et physiques : certains ont été contraints de s'arrêter de travailler pour cause de dépression, plus de trente personnes ont tenté de se suicide, dix-neuf y sont parvenues. Je me rappellerai toujours le visage et les larmes de mon collègue Sylvain dévasté par l'annonce de la mort par défenestration de son élève saxophoniste sur son lieu de travail.
Le livre reprend avec minutie les éléments de langage des responsables - "par la fenêtre ou par la porte" - et leurs interventions lors du procès qui s'est tenu de mai à juillet 2019, dont l'indécent "ils ont gâché la fête". La flamboyance de la créativité littéraire de l'auteure est mise au service de la juste cause qu'elle défend, de la démonstration que le langage est un instrument qu'il convient de manier finement et avec la plus grande lucidité pour n'en pas être le jouet.
Il s'agit de rendre compte comment les individus incriminés ont activement participé à la déshumanisation générale de l'ensemble des employés mais aussi de (dé)montrer qu'il s'est agi avant tout de la logique globale et globalisante du capitalisme sans frein. La déléguée syndicale CGT de Lannion Gaëlle Urvoas disait à l'ouverture du procès que "depuis 2012, [il y avait encore eu] plus de 12 000 suppression d'emplois [et que] les enquêtes de 2016 du comité national de prévention du stress [montraient qu'il y avait] plus de 21 % de l'effectif qui se déclarait en stress décompensé, un stress fort ou très fort".
Avant d'écrire ce court texte, j'ai lu l'article universitaire publié sur le très sérieux et très recommandable site fabula la recherche en littérature. Brillant, cet article me fait tout à fait renoncer à essayer de barbouiller quoi que ce soit d'autre pour rendre compte de ce petit livre très percutant, très rock, maniant l'uppercut et le scalpel littéraires avec dextérité, audace et à-propos virtuose. Un livre glaçant mais salutaire pour tenter de faire barrage à l'aveuglement et à l'acceptation collective de l'inacceptable. L'article en question s'emploie à mettre en valeur l'espace littéraire singulier dégagé par Sandra Lucbert : ni politique, ni strictement littéraire, mais un espace langagier inédit qui, par son inventivité, son rythme, son maniement du glissement, de l'association, de l'analogie chers aux psychanalystes et aux surréalistes décrit, dénonce au plus près les manigances, les aliénations, les destructions, les abîmes du capitalisme. ici encore, la créativité crée un fol espoir. Le langage, plante carnivore mortifère et destructrice chez les sept dirigeants accusés, devient chardon et ortie fertilisants dans celle de Sandra Lucbert.
Je me permets quand même de relever quelque chose qui m'a gênée. L'auteure s'en prend à l'économiste Esther Duflo qu'elle me semble épingler uniquement par ivresse onomastique narcissique. Au cours de sa démonstration linguistique implacable, Sandra Lucbert étudie la signification et les usages du vocable anglais flow. Affublée du patronyme Duflo, l'économiste Esther D. se voit réduite à celui-ci. Pourtant, élève de Daniel Cohen qui a entre autres conseillé le Premier ministre grec Giórgio Papandréou et le président équatorien Rafael Correa pour la renégociation de la dette de leur pays et a participé avec la Banque mondiale à l'Initiative pays pauvres très endettés, elle détient la première chaire internationale "Savoirs contre la pauvreté" puis la chaire statutaire au Collège de France "Pauvreté et politiques publiques" depuis 2022. Elle obtient le prix Nobel aux côtés de son époux Abhijit Banerjee et de Michael Kremer pour leurs travaux sur la lutte contre la pauvreté. Bon, même si tout cela ne doit pas obligatoirement élever la Duflo au rang de sainte, elle ne me paraît pas devoir être nommément visée par le lance-flammes de Sandra Lucbert.
Lisez ce petit livre bombe atomique qui se dévore d'un coup. Un thriller, presque. Vloufff !
Lisez également ce bel article de Jean-Marc Bau dans la revue en ligne fabula :
https://www.fabula.org/revue/document17786.php
Grâce à ce lien, vous pourrez en savoir plus sur Esther Duflo :
https://www.college-de-france.fr/fr/actualites/la-pauvrete-est-multidimensionnelle
Grâce à ce lien, vous pourrez en savoir plus sur la Normalienne et Agrégée de Lettres modernes Sandra Lucbert :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sandra_Lucbert
Portrait de Sandra Lucbert
Enfin, je ne peux m'empêcher d'ajouter ce texte d'un autre révolté, Victor Hugo, l'immense, l'extraordinaire, l'un de ses discours en tant que député. Celui-ci est proféré à l'Assemblée le 9 juillet 1849.
Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.
Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli.
La misère, messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir jusqu’où elle est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au Moyen Âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtement, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver.
Voilà un fait. En voulez-vous d’autres ? Ces jours-ci, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours.
Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon !
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu !
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé !
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