“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mardi 31 décembre 2019

Composition française

Auteur : Mona Ozouf (1931-)

Éditeur : Gallimard, coll. folio (2009)

Parler de ce livre me permet dans un premier temps de revenir sur les origines de ce blog. Il y au moins a une quinzaine d'années, j'ai éprouvé une grande envie d'échanger à propos de littérature. Je m'étais tournée vers le genre de la nouvelle, autant pour l'amour des petites formes, de la brièveté, de la concision, que par manque de temps pour lire. Dans l'optique de nous réunir un jour pour discuter de nos lectures, j'ai établi une liste de recueils et l'ai adressée aux amis. Mais la date des retrouvailles tardant à être promulguée, Nicolas D. a émis l'idée de discuter des recueils par l'intermédiaire d'un blog. À l'issue de la rencontre qui a quand même fini par avoir lieu, les participants, miraculeusement pas du tout refroidis par l'accumulation des retards de la première réunion, ont souhaité se projeter dans une deuxième et ont, dans l'enthousiasme général et sans doute à la faveur d'un petit verre, opté pour l'opposé des nouvelles : les romans-fleuves. Dès lors, il n'a plus été question de s'en tenir aux seules premières amours qui donnent pourtant leur titre et leur adresse à ce blog, et il s'est agi d'opérer un classement pour se retrouver dans tous ces titres. Nous avons donc fini par catégoriser la totalité de nos lectures.

Mais où diable ranger cette Composition française qui participe de l'autobiographie mais est cependant très loin d'adhérer docilement à cette catégorie, du récit - là encore, classement peu satisfaisant, ça déborde de tous les côtés -, de l'essai, notamment dans sa partie finale ? Rien ne convient vraiment. Me voici face à un épineux problème.

Mona Ozouf qui écrit les magnifiques lignes apposées en exergue de ce blog, sait ce qu'elle dit quand elle affirme que la lecture a le pouvoir magique de donner l'ubiquité. Elle offre dans ce livre une large facette de son enfance marquée par trois pôles dissonants voire inconciliables : d'abord, le rêve régionaliste et linguistique de son père bretonnant, puis la religiosité rigoureuse de sa grand-mère maternelle venue vivre avec sa fille prématurément veuve, enfin la mission éducatrice de sa mère institutrice dans l'école laïque de Plouha (Côtes d'Armor), école qui, comme toutes les écoles publiques du pays, prône l'universalité française, l'indivisibilité de la nation et l'absolue exclusivité de la langue de Corneille. La petite Mona navigue comme elle peut dans l'eau bouillante de ces trois marmites explosives, en se coulant le plus discrètement possible dans la société bretonne qui a alors les moeurs et la dent dures. Pour pallier l'ennui et la très grande solitude, pour oublier la tristesse de sa mère, la sévérité de sa grand-mère, elle lit beaucoup, les volumes ayant préalablement passé la pointilleuse censure maternelle et reçu des marques injonctives pour indiquer ce qui lui est autorisé - et surtout ce qui ne lui est pas.
Grâce à son intelligence et sa mémoire exceptionnelles, grâce à la réflexion et aux enseignements qu'elle tire de ses lectures et de sa triple expérience, Mona est repérée et incitée à poursuivre son cheminement (Quelle émotion j'ai eue quand elle se rappelle que, l'instituteur ayant laissé à ses élèves le choix d'une poésie à réciter par coeur, c'est Le Bateau ivre qu'elle a élu au motif que c'était le plus long et le plus beau. Je me suis sentie délicieusement proche, dans son entourage presque). Bientôt les trois générations déménagent à Saint-Brieuc pour que l'écolière poursuive son instruction. Elle rencontre le couple que forment Renée et Louis Guilloux, l'un et l'autre la guidant de manière décisive, à la fois affectueuse et avisée. Elle "monte" enfin à Paris et conquiert le vaste monde des idées.

Ce livre propose une réflexion sur l'identité de la France à partir du vécu d'une petite fille finement observatrice qui vit en Bretagne avant et pendant la Seconde guerre mondiale. Gardant le souvenir du mariage forcé de la reine Claude, fille de la duchesse Anne, avec le roi vainqueur de Marignan, cette Bretagne a des sous-couches en relation plus ou moins paisible avec la France. La jeune fille perçoit tout cela. C'est à la faveur de ce ressenti qu'elle se tourne vers l'histoire et qu'en tant qu'historienne, elle se spécialise dans la Révolution française. Ce livre explique son choix et brosse un brillant tableau des jours et des prises de décision qui ont fait la Révolution, tout cela en relation avec ce qu'elle a vécu. L'écriture de Mona Ozouf aboutit à ce que le lecteur comprenne les enchainements et les ressente tout à la fois. On est d'autant plus réceptif qu'il n'y a aucune sécheresse, que tout est clair et sensible. Brillant, brillant, brillant, et profond. Tout cela de manière directe, comme si l'historienne nous parlait personnellement. Ce livre qui a marqué mon année restera un bijou dans mes aventures de lectrice car tout comme son livre, Mona Ozouf est inclassable : historienne qui parle d'elle, historienne qui écrit des livres sur la littérature, tel le dernier publié : L'autre Georges, sur l'écrivaine George Eliot.

Isabelle



http://pierre.campion2.free.fr/mornej_ozouf.htm

https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/04/02/composition-francaise-de-mona-ozouf_1175592_3260.html

https://www.franceculture.fr/histoire/mona-ozouf-0

https://www.franceculture.fr/emissions/hors-champs/mona-ozouf-33-l-entree-au-parti-etait-une-facon-de-faire-la-guerre-sans-la