“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

dimanche 9 avril 2023

L'Anomalie

Auteur : Hervé Le Tellier (1957-)

Éditions Gallimard, Coll. NRF


Noir, c'est noir. Outch !



La première rencontre est avec cette figure abjecte, repoussante, beurk beurk beurk !, de Blake, détestable mec mais écriture brillante.
Sitôt après cette entrée en scène qui ne rate pas son effet se pointe le gugusse aux contours assez flous qui a des accointances avec l'auteur himself, l'une d'elle étant qu'il est l'auteur à succès d'un livre intitulé... L'anomalie ! Le lecteur se trouve illico presto plongé dans les méandres d'un roman psychologique, roman dans lequel le personnage se persuade que "rien n'est moins tragique" que la mauvaise vente de ses livres et "qu'une désillusion est le contraire d'un échec". Qu'est-ce que ce virage sur l'aile ? Ne se jouerait-on pas de moi, par hasard ?



C'est le même gars, là, sur la photo ? Le même qu'en haut ? Ah ben ça alors...

Qui déboule ensuite ? C'est cette femme fatale, hyper froide, femme-glaçon, femme pressée et efficace de Lucie, la monteuse d'hommes et de films.
Le suivant, quatrième personnage, est précédé par cette phrase-laser, cette phrase-serpent, cette phrase musicale qui siffle et qui chuinte avec ses allitérations, cette phrase qui claque et se referme comme un piège avec son implacable forme ABBA. Clac ! F-i-fi, n-i-ni ! FINI !

Un personnage égale un genre littéraire égale un style d'écriture. Et deux personnages identiques ? Est-ce possible ? X peut-il cohabiter avec X ? Pour survivre, X doit-il tuer X ?
Guidé, pressé, secondé, filé, cornaqué par tous ces personnages et ces embryons de genre, le lecteur (moi, toi, moi et toi, et lui aussi, l'autre lui et l'autre encore, le 3e, ouh la la...) est subrepticement et irrémédiablement entré dans la SF. En sortira-t-il vivant ?

Brillant, brillant, brillant. Michel a adoré et l'a offert à nos trois filles. L'oulipisteur Hervé Le Tellier a été plébiscité, son livre enflammant le public, trainée de poudre, énorme succès tout à fait mérité. De mon côté, je salue l'écriture, je salue le jeu littéraire, le jeu mathématique souterrain, les niveaux multiples, l'histoire, le rythme,  l'audace, le ficelage, le staccato. Ce livre ne m'a cependant pas fait pousser des cris de joie, la cause n'étant pas du tout une affaire de qualité mais une affaire de goût et comme m'avait dit Tiphaine enfant : "Maman, chacun son mauvais goût". Pan sur le bec !

Grâce aux liens suivants, vous découvrirez des présentations très intéressantes de cette oeuvre qui a reçu le prix Goncourt et de multiples autres prix.


https://www.franceculture.fr/oeuvre/lanomalie









Vous trouverez dans le lien ci-après l'interview de 7'45'' que Hervé Le Tellier a donnée à France Inter en 2011 à l'occasion des cinquante ans de l'Oulipo, l'Ouvroir de Littérature Potentielle : https://www.dailymotion.com/video/xgc95q
Vers 6', il parle de la contrainte que l'on peut se donner pour faire entrer des personnages dans une histoire.

Vous trouverez dans le lien ci-après la troisième partie de l'émission "Des papous dans la tête" du 7 juin 2008, donnée par la fameuse troupe dont faisait partie Hervé Le Tellier : https://www.dailymotion.com/video/x6a2de



Et là, enfin, l'écrivain et son double embusqué (celui qu'il faut tolérer ou abattre ?)


Connemara

Auteur : Nicolas Mathieu (1978-)

Éditeur : Actes Sud


Michel qui avait lu ce roman souhaitait que nous puissions échanger à son propos. Bien que je n'étais pas très encline à m'exécuter, redoutant la fameuse écriture relâchée, la manière orale sans style ni tenue qui m'agace voire me décourage de manière rédhibitoire, j'ai ouvert le livre. Et bien m'en a pris.

Après avoir été rebutée par quelques tournures de la trempe que je déteste et qui m'horripile - mais c'était moi qui étais aveuglée par mes a priori, n'ayant pas encore compris que l'auteur employait le style indirect libre -, je suis entrée dans l'histoire. Les personnages et les trajectoires ne m'ont plus lâchée. Nicolas Mathieu, en très fin observateur de la société actuelle, ses dérives, ses impasses, son jeu de dupe, ses gagnants sans scrupules et ses laissés-pour-comptes, a beaucoup d'attention non seulement en général sur ses contemporains mais également sur les habitants de sa région de naissance, sur les tics et les tocs de notre société hystérique de ses consultants, ses hommes politiques, ses assoiffés de pouvoir, hommes qui confisquent la place pour eux seuls. On patauge dans le marasme dégoûtant du langage administratif passe-partout, prêt-à-employer, prêt-à-banaliser, prêt-à-spolier.
Le lecteur fait ainsi la rencontre d'une femme issue de la classe moyenne et qui, munie d'un cerveau bien ordonné doué pour les études, a réussi à assimiler les codes de la caste dominante sur les plans économique, social et culturel. Adolescente, elle était, comme toutes les filles de sa classe et probablement du collège, amoureuse de la star masculine locale de hockey sur glace. Lui s'est laissé peu à peu dériver jusqu'à finir par être l'un des innombrables anonymes de la classe des perdants. 

Le livre mène de front deux temporalités, celle du passé avec les minuscules et grandioses événements de l'adolescence racontés au présent comme si l'on ne pouvait pas s'extraire de ce moment fugitif, passionnant et cruel, et le présent des adultes revenus de leurs illusions et tentant de construire quelque chose d'autre,  les trajectoires des uns et des autres se (re)croisant, avec des verbes conjugués au passé.

Après un commencement tambour battant, le livre réussit réussit l'exploit de ménager un crescendo irrésistible et implacable, jusqu'au climax du mariage, moment de tous les sommets et de toutes les chutes. Chut ! Je n'en dis pas plus sur ce point.
Chaque personnage a un relief remarquable, y compris les seconds rôles, celui de la stagiaire étant particulièrement inoubliable. Mais sont également inoubliables les tragédies qui se jouent lors des match de hockey, les scènes multiples avec les uns et les autres. Des mois après avoir lu ce livre, j'ai l'impression d'avoir connu ses personnages, mes impressions de lecture sont restées très vivaces, comme si j'avais moi-même vécu ce qui est raconté.

Après tout cela, bien sûr, je vous recommande ce livre qui, en plus d'être un roman haletant, nous en dit long sur notre société.
Au fait, pourquoi Connemara


Connemara", dernier roman du Goncourt Nicolas Mathieu : la ...

https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Mathieu_(écrivain)

Voici une très belle présentation de ce livre dans le blog littéraire "En attendant Nadeau" : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/03/02/sans-amour-nicolas-mathieu/