“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

lundi 21 août 2023

Le pont de Bezons

Auteur : Jean Rolin (1949-)

Éditions P. O. L. puis Gallimard, collection Folio
Prix Joseph Kessel 2021


Mais qu’est-ce qui peut bien motiver un type à concevoir et mettre à exécution ce projet loufoque de parcourir à pied de manière complètement aléatoire, sans aucun ordre, aucune logique perceptibles, les berges de la Seine de part et d’autre du pont de Bezons, de divaguer au gré de l’inspiration, des saisons, du hasard, des envies anarchiques, du besoin d’itinérance et de dispersion entre Melun au sud et Mantes au nord ? Et d’y consacrer un livre ? 

L’écrivain Jean Rolin - dont je lis pour la première fois un écrit - a consacré une année de sa vie à ce projet en deçà et au-delà du fameux pont situé en aval de Paris (mais de l’arrogante capitale - quelle audace, quelle délicieuse extravagance ! -, nulle trace), juste après celui d’Argenteuil. Jour après jour, il prend des notes, s’attache à rendre compte de minuscules faits, de détails infimes relevant de l’observation des oiseaux - êtres vivants dont il raffole, en véritable disciple de saint François d’Assise -, de l’état des sols, des rencontres humaines plus ou moins drôles ou inquiétantes, des impressions laissées par telle ou telle friche, tel ou tel terrain vague, telle ou telle ruine, les restaurants fermés, les pancartes absurdes ... C’est à partir de ces relevés sur le vif qu’il compose son texte. Je m’interroge sur la nature des qualités de ce récit autobiographique, qualités qui ont suscité chez moi une très grande envie de poursuivre ma lecture quand bien même il n’y a aucune intrigue, aucun personnage romanesque, exceptée, de loin en loin et sans qu’elle ait une quelconque incidence sur le projet, la figure à la fois réelle et fantomatique de « Celui-des-ours » dont l’étonnant surnom m’a évoqué ensauvagement, douceur et affection de la part de l’écrivain. C’est cela : à l’exemple de cette mystérieuse dénomination, tout est étonnant. Tout est à la fois connu et inconnu. Jean Rolin nous fait le don de son temps et de ses yeux qui ont vu des espaces parcourus par à peu près personne, toutes ces zones desquelles la dérive industrielle et la rationalisation des terrains ont exclu les arpenteurs. Et ce que l’on connait, on le voit/lit avec des yeux nouveaux. La laideur comme la beauté, ce qui semble avoir du sens comme ce qui en est complètement dépourvu. Ce qui est réaliste prenant l'aspect du fantastique, le lecteur a ainsi parfois l’impression délicieuse de se promener dans un tableau surréaliste, une Seine de Dali, d‘Yves Tanguy.

Si Jean Rolin se plaît à plonger de temps à autres dans le passé pour évoquer et traquer les vestiges des écrivains passés et des peintres impressionnistes, c’est grâce à la figure de son oncle qui a d’abord été du mauvais côté de l’Histoire au cours de la Seconde guerre mondiale que l’on entrevoit l’une des motivations du projet. Il s’agit d’essayer de faire resurgir des souvenirs d’enfance et retrouver les traces de ce qui a profondément divisé la famille paternelle et a constitué un tabou. Une cousine est bientôt retrouvée qui non seulement envoie des photos mais cède également à l’obsession de la déambulation sur les berges et à la protection des petits cygnes, ce qui donne lieu à l’un des sommets dramatiques de ce périple. 

Enfin, la beauté de la langue m’a portée. Dieu, comme tout cela est bien écrit ! Et combien cette plume sert son propos ! Et voilà que l’on comprend sans doute l’un des plus profonds ressorts de ce livre. Le prétexte est littéraire. Il s’agit d’une part de prendre au mot Céline (« Chanter Bezons, voici l’épreuve ! »), d’autre part de répondre à ce qu’écrit avec un merveilleux humour Louis Aragon dans son roman Aurélien : « Personne ne s’avisait de marcher le long de la Seine. Pourquoi l’aurait-on fait ? et qui ? Les gens sont raisonnables. Cela n’a pas de sens de marcher le long de la Seine. Après il faut revenir. On est bien avancé. » Oui, bien d'accord, voilà qui est tout à fait déraisonnable. Sauf sur les plans poétique et onirique. Et dans ces dimensions célestes, combien cette lecture nous a fait bien avancer ! Quel voyage ! Quel enchantement !


Jean Rolin

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter une émission de critique littéraire de France Culture, avec les critiques Lucile Commeaux, Sally Boon et Laurent Nunez :