“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

vendredi 12 mai 2023

L'homme en rouge

 Auteur : Julian Barnes (1946-)

Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin

Éditeur : folio



L'homme en rouge bien fait de sa personne qui emplit l'espace de la couverture ci-dessus est le gynécologue Samuel Pozzi, personnage dont le talent, l'ascension sociale, la trajectoire professionnelle mais encore plus la très riche et mouvementée vie affective, l'attirance pour les femmes, le nombre de liaisons et la fin tragique en font un personnage de roman. Paradoxalement Julian Barnes n'écrit pas un roman mais un essai qui ne cache son attirance pour personnage autour duquel est joyeusement disséminée une multitude d'informations sur son époque. Appelée un peu rapidement la "Belle Époque", ce temps regorge de duels, de coups de pistolets, de tendances politiques délétères. Dans ce mélange entre faste, clinquant, paillettes et cloaque, Pozzi surnage, toujours là où il faut, porté par son doigté et son charisme hors du commun.
De son côté, l'écrivain furète dans ce bazar, à la fois jardin anglais, musée Grévin et cabinet de curiosités. Si Samuel Pozzi est le centre autour duquel le texte est "organisé" (peut-on employer ce terme dans un si foisonnant et prodigieux labyrinthe ?), l'auteur s'attarde sur d'autres fascinants personnages, le comte Robert de Montesquiou, l'improbable couple qu'Edmond de Polignac forme avec la duchesse, mais encore le détestable Jean Lorrain.
Une question essentielle est posée, qui parcourt ce livre ressemblant à aucun d'autre : comment écrire une biographie ? Où est la vérité ? Comment composer un tableau ? Que dévoile réellement une photo ?

Pozzi, Samuel (1846-1918) CIPH0045 (cropped).jpg


J'ai ouvert ce livre en pensant qu'il s'agissait d'un roman, attirée par le magnétisme de cet "homme en rouge" et par le titre, aussi prometteur de passion qu'inquiétant. L'horizon d'attente était donc celui qu'on a à l'ouverture d'un roman. Au bout de quelques lignes, complètement désorientée, je me suis demandé où j'avais mis les yeux. Ce n'est qu'après avoir compris qu'il s'agissait d'un essai que ma lecture a non seulement été facilitée mais tout simplement rendue possible et que j'ai enfin pu m'intéresser à l'ouvrage.
Après avoir lu ce texte, brillant, débordant, insaisissable, j'ai lu un roman, cette fois, De Venise à Venise, de P. M. Pasinetti (et dont vous trouverez l'article publié en mai 2023) dans lequel, hasard incroyable !, l'un des personnages a, comme Pozzi, un portrait effectué par le peintre John Sargent...

Lien de l'article Wikipedia sur Julian Barnes :

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter l'émission critique de France Inter "Le Masque et la plume" qui évoque "L'homme en rouge" :

Grâce à ce lien, vous pourrez écouter l'émission critique de France Culture qui évoque "L'homme en rouge" : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-critique/theatre-le-theatre-et-son-double-et-a-l-abordage-litterature-mathilde-alet-et-julian-barnes-5371030


L'homme foudroyé

 Auteur : Blaise Cendrars (1887-1961)

Éditions Gallimard. Collection folio.


C'est grâce à l'attrait toujours renouvelé pour l'Agrégation de Lettres modernes qui ne cesse, année après année, de me faire découvrir des textes et parfois même des auteurs - notamment en Littérature comparée - que j'ai lu ce flamboyant roman, celui d'un surdoué de l'écriture, d'un surdoué de la vie. C'est pourtant un type à qui le traumatisme causé par l'amputation de son bras gauche à cause d'une blessure à la guerre de 14-18 fait brutalement stopper l'écriture malgré de retentissants débuts. Voici donc l'homme foudroyé. Mais cet homme est foudroyé une seconde fois quand il retrouve le chemin du stylo, quand il retrouve l'envie d'écrire, se raconter, défier le soleil (regardez ci-dessous ce flambeur absolu en pleine lumière). L'incipit de ce roman est baigné de cette irradiation solaire, de cette puissance, de cet absolu. Vertigineuse entrée en matière qui m'a enthousiasmée par son rythme, son énergie et sa vitalité. 

Le début laisse la place au récit des mille moments uniques de sa vie si dense. Cendrars s'impose comme le jumeau d'Ulysse. Sa curiosité insatiable, son absence de peur, son fol appétit de vivre, d'aimer, de faire l'amour lui permettent de partager avec le lecteur ce que personne d'autre n'aurait pu faire, ce que personne n'aurait eu l'audace crâne de faire. Et puis il y a cette écriture ! Quel style, quel génie des mots et du fil ! Sur les deux photos, celle sur la couverture du livre et celle à la James Dean, l'homme a une cigarette aux lèvres. Cette cigarette est le stylo. L'écrivain est un conteur, un rhapsode. Le texte jaillit de la bouche, trouve le chemin direct, coule, se répand.

S'il convient ici et là de recontextualiser le texte, notamment en ce qui concerne certaines considérations sur les femmes, l'ensemble est grandiose et quelques scènes ne seront pas oubliées de sitôt. 

Un très grand texte.


Grâce à ce lien, vous aurez accès à une très belle et très inspirante étude de ce livre effectuée par un professeur de l'Université d'Aix-Marseille.

https://cielam.univ-amu.fr/malice/articles/re-naissance-demiurge-blaise-cendrars-lhomme-foudroye

Grâce à ce lien, vous aurez accès à un magnifique article du site "En attendant Nadeau" : 

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2020/03/21/cendrars-agregation/

Grâce à ce lien, vous aurez accès à quatre émissions consacrées par France Culture à Blaise Cendrars :

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-blaise-cendrars





lundi 8 mai 2023

W ou le Souvenir d'Enfance

 Auteur : Georges Perec (1936-1982)

Éditeur : Gallimard. Collection L'Imaginaire.


Quand il avait environ quatre ans, Georges Perec a perdu son père qui, bien qu'émigré, s'était engagé dans l'Armée française au début de la 2e Guerre mondiale. Mort au combat en 1940. Cet homme était courageux et juif, ce qui lui a valu de n'avoir aucune reconnaissance de l'Etat français. Également juive, sa femme restée seule n'a reçu aucune aide, bien au contraire. Ayant compris l'ignominie en oeuvre dans cet État pourri jusqu'à la moelle, elle a tout fait pour sauver son jeune enfant. À l'âge de six ans, celui-ci a été hissé dans un train en partance pour une colonie de vacances dans le sud. Il n'a plus jamais revu sa mère qui a fini ses jours dans un des lieux de honte infinie où ont fini leurs pauvres jours tant et tant de ses compagnes et compagnons d'infortune.

W ou le souvenir d'enfance est un texte unique en son genre : la fiction d'une organisation qui semble permettre l'épanouissement optimal d'athlètes accomplis. Mais petit à petit, chapitre après chapitre, ce qui correspondait à une sorte d'idéal de l'olympisme se révèle être un jeu sadique dans lequel les individus sont soumis au hasard, à l'aléatoire puis bientôt et sans aucune retenue au vice le plus abject, à la perversité la plus totale.
En alternance, d'autres chapitres sont le récit autobiographique de la recherche éperdue de l'écrivain sur ses parents, ses origines, son enfance, la disparition de ses parents, les circonstances de leur décès. Les indices, les témoignages des uns et des autres sont ténus, infimes. Quelques bouts de paroles, une photo écornée. Rien, presque rien.

La fiction quasi fantastique comble les lacunes du récit autobiographique morcelé, indigent, aux trous béants.
Voici bien sûr un livre très important du 20e siècle, écrit par un homme pour qui l'écriture est un lien essentiel avec la vie et les autres, un homme qui écrit W, qui écrit La disparition pour lutter contre l'oubli, la béance, le néant. 
Livre inoubliable.

Grâce au lien ci-dessous, vous trouverez les quatre émissions de "La compagnie des oeuvres" consacrées par France Culture à Georges Perec.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-georges-perec-mode-d-emploi

Grâce au lien ci-dessous, vous trouverez l'enregistrement et la vidéo d'une rencontre autour de Georges Perce, d'un hommage qui a eu lieu aux Champs libres à Rennes :




dimanche 7 mai 2023

De Venise à Venise

Auteur : Pier Maria Pasinetti (1913-2006) qui aimait à être appelé P. M. Pasinetti

Traduit de l'italien par Soula Aghion
Éditions Liana Levi


En 2018-19 se trouvait sur le chemin qui me menait à La Sorbonne Nouvelle une jolie librairie attirante et richement achalandée dans laquelle ce livre fut un jour mis en valeur. Après avoir été aimantée par le titre, j'ai été subjuguée par le fulgurant début situé de manière peu habituelle dans le cabinet d'un dentiste, Alvise Balmarin. Bientôt le narrateur nous apprend que le centre de son attention de scripteur ne sera pas Alvise mais sa fille Giovanna. Autour de cette belle et remarquable jeune fille gravitent les membres et les connaissances de trois anciennes familles vénitiennes qui, 
dans les années 1920, habitent trois étages différents d'un même immeuble situé dans le sestiere de Dorsoduro. Parallèlement l'auteur rend compte du fascisme qui se développe et bientôt triomphe en Italie, gangrénant les esprits et toutes les sphères de la société. Il faut bien la sagesse d'Alvise pour ne pas se laisser entraîner dans les méandres sans issue de l'idéologie mortifère dominante.

Un personnage éminent qui ne cesse de se montrer dans les cercles du pouvoir politique et religieux fait figure de clown pitoyable au service d'une Idée au-dessus de tout qui évince l'humain tandis que le dentiste est présenté dans son quotidien modeste, son humble et bouleversante humanité.

La narration utilise deux procédés : la soit-disant réminiscence de faits s'étant déroulés des dizaines d'années auparavant et le point de vue d'un "narrateur omniscient". Il y a là une grande richesse qui peut parfois perdre un peu le lecteur, de la même manière que les incessants allers-retours entre les années vingt et plusieurs moments plus tardifs dont fait partie l'ultime moment fictif d'écriture des souvenirs. 

J'ai beaucoup apprécié la tentative de rendre compte des incohérences, des trajets serpentins, revirements, et minuscules pensées, infimes sensations de certains personnages, un peu à la manière de Nathalie Sarraute. Comme toutes les oeuvres importantes, ce livre pose la question de son écriture. Comment rendre compte de l'infinité des choses ? Que la narration doit-elle choisir ?

J'ai été subjuguée par le début, disé-je, et tout à fait bouleversée par la fin. Certains personnages me resteront longtemps en mémoire : Alvise, Giovanna, mais aussi cet autre sage, Edoardo Bialevski qui, après une longue vie qui a traversé les deux guerres partage ce qui lui semble être la quintessence de son parcours : "Pensez-en ce que vous voudrez, le tableau reste celui-ci : dans chaque partie du monde, des anthropoïdes acéphales toujours renouvelés projettent et exécutent de nouveaux carnages. Eh bien moi je dis (...), et cetera : Ohne mich. A blague on both your houses. Qu'ils aillent tous se faire foutre."

Nous sommes en 2023, cette pensée est toujours désespérément d'actualité.

Venise, ville-rêve à dormir debout, est célébrée pour sa musique, son architecture et sa peinture mais ses fous d'amour ont également écrit des oeuvres inoubliables. Michel et moi ne ratons pas une occasion d'aller saluer très amicalement mais aussi avec une certaine émotion Joseph Brodsky, un autre transi qui a écrit ce joyau qu'est Acqua Alta. Et il existe à La Sorbonne Nouvelle un cours intitulé "Le motif vénitien dans la littérature"...

Vous trouverez grâce à ce lien l'article paru dans Le Monde lors de la mort de P. M. Pasinetti :

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/08/10/pier-maria-pasinetti_802565_3382.html