“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

dimanche 7 mai 2023

De Venise à Venise

Auteur : Pier Maria Pasinetti (1913-2006) qui aimait à être appelé P. M. Pasinetti

Traduit de l'italien par Soula Aghion
Éditions Liana Levi


En 2018-19 se trouvait sur le chemin qui me menait à La Sorbonne Nouvelle une jolie librairie attirante et richement achalandée dans laquelle ce livre fut un jour mis en valeur. Après avoir été aimantée par le titre, j'ai été subjuguée par le fulgurant début situé de manière peu habituelle dans le cabinet d'un dentiste, Alvise Balmarin. Bientôt le narrateur nous apprend que le centre de son attention de scripteur ne sera pas Alvise mais sa fille Giovanna. Autour de cette belle et remarquable jeune fille gravitent les membres et les connaissances de trois anciennes familles vénitiennes qui, 
dans les années 1920, habitent trois étages différents d'un même immeuble situé dans le sestiere de Dorsoduro. Parallèlement l'auteur rend compte du fascisme qui se développe et bientôt triomphe en Italie, gangrénant les esprits et toutes les sphères de la société. Il faut bien la sagesse d'Alvise pour ne pas se laisser entraîner dans les méandres sans issue de l'idéologie mortifère dominante.

Un personnage éminent qui ne cesse de se montrer dans les cercles du pouvoir politique et religieux fait figure de clown pitoyable au service d'une Idée au-dessus de tout qui évince l'humain tandis que le dentiste est présenté dans son quotidien modeste, son humble et bouleversante humanité.

La narration utilise deux procédés : la soit-disant réminiscence de faits s'étant déroulés des dizaines d'années auparavant et le point de vue d'un "narrateur omniscient". Il y a là une grande richesse qui peut parfois perdre un peu le lecteur, de la même manière que les incessants allers-retours entre les années vingt et plusieurs moments plus tardifs dont fait partie l'ultime moment fictif d'écriture des souvenirs. 

J'ai beaucoup apprécié la tentative de rendre compte des incohérences, des trajets serpentins, revirements, et minuscules pensées, infimes sensations de certains personnages, un peu à la manière de Nathalie Sarraute. Comme toutes les oeuvres importantes, ce livre pose la question de son écriture. Comment rendre compte de l'infinité des choses ? Que la narration doit-elle choisir ?

J'ai été subjuguée par le début, disé-je, et tout à fait bouleversée par la fin. Certains personnages me resteront longtemps en mémoire : Alvise, Giovanna, mais aussi cet autre sage, Edoardo Bialevski qui, après une longue vie qui a traversé les deux guerres partage ce qui lui semble être la quintessence de son parcours : "Pensez-en ce que vous voudrez, le tableau reste celui-ci : dans chaque partie du monde, des anthropoïdes acéphales toujours renouvelés projettent et exécutent de nouveaux carnages. Eh bien moi je dis (...), et cetera : Ohne mich. A blague on both your houses. Qu'ils aillent tous se faire foutre."

Nous sommes en 2023, cette pensée est toujours désespérément d'actualité.

Venise, ville-rêve à dormir debout, est célébrée pour sa musique, son architecture et sa peinture mais ses fous d'amour ont également écrit des oeuvres inoubliables. Michel et moi ne ratons pas une occasion d'aller saluer très amicalement mais aussi avec une certaine émotion Joseph Brodsky, un autre transi qui a écrit ce joyau qu'est Acqua Alta. Et il existe à La Sorbonne Nouvelle un cours intitulé "Le motif vénitien dans la littérature"...

Vous trouverez grâce à ce lien l'article paru dans Le Monde lors de la mort de P. M. Pasinetti :

https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2006/08/10/pier-maria-pasinetti_802565_3382.html


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