“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

mercredi 26 octobre 2011

Fortune de France

Auteur : Robert Merle (1908-2004)

Édition : Livre de poche.



13 tomes, 6 400 pages. Pour lire une telle saga jusqu’au bout, il faut y trouver du plaisir ; sinon, on abandonne en cours de route.
Pourquoi j’aime Fortune de France ? Les raisons sont si nombreuses qu’elles se bousculent de sorte que, voulant toutes les exprimer d’un seul coup, je risque d’en oublier la plupart. Je vais tacher de les expliciter un peu, ce qui risque de déboucher sur un inventaire à la Prévert, sans queue ni tête, tant il est impossible de les hiérarchiser.
Assez de préambule : allons-y !

Je n’aime pas les auteurs paresseux, et encore moins ceux qui prétendent l’être, voulant nous faire croire que l’écriture est quelque chose de facile et qu’écrivain est le plus beau métier du monde, le seul où l’on ait l’impression d’être toujours en vacances.
Robert Merle impressionne dès les premières lignes par le travail considérable, on le sent, qu’il a dû réaliser pour reconstituer la langue de l’époque. Les mots, les phrases, les sons (mais aussi, magie de la langue, les odeurs, les goûts…) : tout est là pour nous immerger complètement. A tel point d’ailleurs qu’on se surprend à rêver en ancien français, à employer des expressions étranges (se « ramentevoir » pour se souvenir, « s’acoiser » pour se taire, les « drôles » pour les garçons, les « garces »… pour les filles, etc.).
Outre l’aspect linguistique, j’aime l’histoire en elle-même, avec un petit « h ». Fortune de France est une saga familiale qui couvre 3 générations. A chaque génération, on suit en particulier un membre de la famille De Siorac, au départ une petite noblesse de province… qui va prendre du galon au fil des tomes et des générations, à mesure que les personnages rendent des services à leurs rois successifs. Les personnages sont attachants et suscitent de la tendresse, de l’admiration… ou au contraire de la haine pour certains (comme le clan Médicis par exemple). Aventure, action, réflexion, intrigues, amours (très libérées !), tout est là pour nous rendre accros.
D’ailleurs, j’ai avalé les huit premiers tomes en 1 mois.
Mais la langue et l’histoire ne sont pas tout : j’aime l’Histoire, avec un grand « H » ce coup-ci, telle qu’elle est racontée par Robert Merle au fil de cette saga. On sent, là aussi, qu’il a fallu un travail de recherche considérable. Pour cette remarquable reconstitution, quelques personnages de fiction nous guident, mais cela ne nous empêche pas de saisir les enjeux de l’époque, bien au contraire (« bien le rebours », comme on disait à l’époque).
Le point de vue est d’ailleurs particulièrement intéressant. Alors que bien souvent les romans historiques ou les biographies se concentrent sur les personnages centraux de l’Histoire – en général des chefs d’Etat – Fortune de France nous livre ici un point de vue décentré : celui de la petite noblesse de province (qui va aussi monter à Paris). Cela nous permet de nous familiariser avec la vie des gens ordinaires, des gueux, des petits bourgeois, des nobles, des rois, sans oublier les gens de robe puisque la religion occupe une place centrale dans le récit. La période couverte par la saga s’étend de la mort de François 1er (1547) et s’achève à la mort de Mazarin, qui marque le début du règne de Louis XIV (1661).
Cette période très troublée est marquée par les guerres de religion qui opposent les catholiques et la minorité protestante. Sur fond d’intolérance, de persécution, de massacres, mais aussi de tentatives de réconciliation, on suit les intrigues des fanatiques, tout-puissants, et de quelques (rares) humanistes. Le peuple, lui, complètement abruti et fanatisé par les prêtes, suit sans se poser de question.
Enfin, dernier registre sur lequel j’aime Fortune de France. C’est un excellent traité d’histoire des sciences et des techniques. On voit en particulier comment la médecine a émergé en abandonnant peu à peu la superstition et la pensée magique, ainsi qu’en s’affranchissant du discours des anciens, remplacé par une méthodologie plus scientifique, faite d’observation et d’expérimentation. Pour cet aspect, le tome 2 est particulièrement remarquable.
Il y a sans doute beaucoup d’autres raisons d’aimer la saga Fortune de France. Pour les découvrir, une seule solution : lisez-la !



Vous trouverez grâce à ce lien l'émission qui a été diffusée en 1950 et qui interrogeait Robert Merle :

Grâce au lien suivant, vous découvrirez l'actualité de Robert Merle sur France Culture :

dimanche 16 octobre 2011

Le koala tueur et autres histoires du bush

Auteur : Kenneth Cook (1932-1987)

Traduit de l'anglais (Australie) par Mireille Vignol
Editions Autrement Littératures

Avec des koalas teigneux et griffus, des crocodiles mangeurs d'hommes, un chien hypnotiseur de bestioles diverses, des serpents au venin mortel sans oublier les humains croisés ça et là, animaux les plus étonnants de cette Arche de Noé de l'hémisphère sud, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'on ne s'ennuie pas dans le bush australien.
Menés à un rythme soutenu, ces récits regorgeant de situations improbables et pourtant dites véridiques, burlesques ou terrifiantes, font penser aux Racontars en version caniculaire. Las ! l'auteur n'atteint malheureusement pas la profondeur et la qualité d'écriture de l'inimitable Jorn Riel. Malgré des évidents défauts de redondance dans le ressort des situations et des histoires qui ne se haussent pas au-delà de l'anecdote, cette lecture peut procurer un plaisir de distraction légère et une belle occasion d'hilarité.

http://herissonlecteur.canalblog.com/archives/2011/08/26/21826440.html

http://littexpress.over-blog.net/article-kenneth-cook-le-koala-tueur-et-autres-histoires-du-bush-61427359.html

mardi 4 octobre 2011

Les Tortues de Tasmanie

Auteur : Jack London (1876-1916)

Traduit de l'américain par Louis Postif
Éditions Phebus. Collection Libretto.

Dans la nouvelle de Raymond Carver Là d'où je t'appelle qui fait partie du recueil Les vitamines du bonheur, Franck Martin, le responsable du centre de désintoxication "plante son cigare dans sa bouche et croise les bras. Il le mâchonne en regardant de l'autre côté de la vallée. Il se tient là comme un boxeur, comme un mec qui connaît la musique. [...] Franck Martin décroise les bras et tire une bouffée de son cigare. Il fait des volutes avec sa fumée. Puis il lève le menton vers les collines et dit :
- Jack London avait une grande maison de l'autre côté de cette vallée. Juste derrière cette colline verte que vous regardez en ce moment. Mais l'alcool l'a tué. Que ça vous serve de leçon. Il valait mieux que n'importe lequel d'entre nous. Mais il n'arrivait pas à se maîtriser non plus.
Franck Martin regarde ce qui reste de son cigare. Il s'est éteint. Il le jette dans le seau.
- Les gars, si vous avez envie de lire quelque chose pendant votre séjour ici, lisez donc son bouquin, L'appel de la forêt. Vous voyez duquel je parle ? Nous l'avons à la bibliothèque, si vous voulez lire. C'est sur un animal moitié chien, moitié loup. Fin du sermon, dit-il, remontant son pantalon et tirant sur son sweater."

Au tout début de mon année de Seconde, en 1980, la librairie située à deux pas du lycée Lamartine à Paris avait bradé son stock avant de fermer. J'en avais profité pour acheter Histoires des îles. Sur la couverture, une photo montre Jack London en costume hawaïen. Premier contact empreint d'attirance et d'une certaine peur que je ne sais expliquer. J'attendis donc de nombreuses années avant de lire ce recueil. Puis je souhaitai qu'il fasse partie d'une des listes destinées à la rencontre autour des nouvelles mais les oeuvres de London n'étaient plus éditées au moment de la constitution de cette sélection. Fort heureusement elles le sont à nouveau. Cette immense oeuvre ressort, volume par volume, depuis quelques mois. Suite à la lecture de Raymond Carver, je suis allée chercher Les Tortues de Tasmanie dont j'ai récemment fait l'acquisition. Il s'agit du dernier volume édité avant la mort de London. Cette édition a elle aussi une photo de l'écrivain sur sa couverture. Photo très différente puisque London y pose en costume de monsieur. Ces photos sont envoûtantes. Plongeant dans l'objectif, le regard de London est fascinant. Il se donne et se protège ou se retire tout à la fois.

Dans ce livre, l'auteur m'a semblé plusieurs saisi par l'imminence du point final -la dernière nouvelle est intitulée La fin de l'histoire- Les nouvelles sont méditatives ou philosophiques. Les personnages sont touchés par la conversion ou la grâce d'une rencontre qui donne un sens à leur vie de questionnements ou d'errements.
Dans la première nouvelle, on observe deux frères que la manière de vivre oppose radicalement. L'un souhaite s'ancrer pour toujours, l'autre larguer les amarres pour longtemps, deux tendance opposées, inconciliables de Jack London, continuelles sources de tensions.
La mort est quasiment toujours présente. Face à elle, les personnages font le bilan de leur vie. Voici donc à nouveau une lecture qui nous incite à nous poser quelques instants et regarder en arrière pour mieux diriger notre paquebot vers le port.
Les styles et les genres sont extrêmement variés. L'une des nouvelles, La fin de Morganson, m'a laissée haletante. Quel talent prodigieux !
Dans la dernière nouvelle, il m'a semblé qu'en s'identifiant au médecin, en lui faisant tailler les muscles de son patient et gratter jusqu'à l'os, l'artiste créateur était Le Créateur, qu'il pouvait ressusciter l'homme.
Partout, j'ai ressenti les élans puissants de l'enthousiasme, la générosité, la soif d'aventure, la grandeur d'âme. Dans cette littérature, il y a un souffle puissant et un mystère insondable.

http://www.jack-london.fr/pages/toutSavoir/bio3.php