“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

lundi 9 octobre 2017

Berezina

Auteur : Sylvain Tesson (1972-)

Éditeur : Gallimard

Ce type un peu dingue, bien qu'ailleurs, fou de bourlingue et grand conteur, a fait le projet de commémorer à sa façon la retraite de Russie. Deux cents ans après que Napoléon s'est cassé les dents sur Moscou désertée et en feu, Sylvain Tesson a parcouru les 3000 km en side-car, en plein hiver, d'est en ouest, jusqu'à Paris. Froid, froid, froid mordant. Bécanes soviétiques antiques. Froid glaçant les os, froid qui rend fou. Il raconte en chemin les événements d'hier et la Russie d'aujourd'hui, la camaraderie avec les deux bons copains russes. Tous les détails sont intéressants, tout pétille de vie ou pue la mort atroce. Il excelle à décrire l'effroyable épopée. Ce Tesson a beaucoup d'esprit, son intelligence crépite à chaque ligne. Ce Tesson est aussi un merveilleux poète. Les paysages émergent des mots, la beauté des textes, l'émotion affleurent à tout moment.

Après avoir lu Guerre et Paix, ce fut un régal d'être prise en auto-stop par les quatre loustics. Le temps est effacé. Nous sommes avec Tolstoï, avec ces pauvres hères, dans la misère humaine d'une débâcle sans nom, dans l'Histoire qui peut être sordide, ô combien...

Rescapés de la Grande armée, encore en vie malgré les camions qui frôlent, malgré les visières opaques, c'est un miracle d'arriver à destination. L'accueil par les amis aux Invalides est en même temps un vrai soulagement, un moment de joie dans l'amitié et un prélude à une déprime qui semble poindre. C'est qu'il faut retrouver le quotidien, notre laborieuse marche de scarabées (de cafards ?), journée après journée, sans grandeur, sans épopée. Malgré leurs conditions terrifiantes, les soldats ont gardé jusqu'au bout leur admiration, leur vénération pour Napoléon. Il leur donnait de l'estime d'eux-mêmes, il leur donnait une trajectoire brillante, de la gloire. À quel prix !

Enfant, j'avais entendu parler de Napoléon par mon père, admiratif de son intelligence, l'anecdote édifiante étant que l'empereur était capable de dicter sept lettres à la fois. Mais mon père disait aussi que cette intelligence n'avait pas suffi à se jouer de la politique de la terre brûlée des Russes. Il établissait un parallèle entre Napoléon et Hitler, tous deux mis à genoux en Russie. Si le projet européen est grandiose, la façon de le mettre en oeuvre -guerre et ses exactions, soumission des peuples, exécutions collectives, rappelons-nous du siège de Jaffa- est honteux, atroce, détestable, haïssable, hautement condamnable.

Merci Sylvain Tesson pour ce très beau texte, pour ce voyage avec vous, pour cette aventure historique, épique, humaine, poétique que vous nous offrez avec ce texte.


« Il y avait ce tableau de Bernard-Edouard Swebach [...] On y voyait un cuirassier assis sur la croupe de son cheval couché. L'homme avait l'air désespéré. Il regardait ses bottes. Il savait qu'il n'irait pas plus loin. Dans son dos, une colonne de malheureux traînant, à l'horizon. Mais c'était le cheval qui frappait. Il reposait sur le verglas. Il était mourant - peut-être déjà mort. Sa tête était couchée délicatement sur la neige. Son corps était une réprobation : Pourquoi m'avez-vous conduit ici ? Vous autres, Hommes, avez failli, car aucune de vos guerres n'est celle des bêtes ». Berezina, p 153




Tableau d'Illarion Prianichnikov (1874)










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