“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

lundi 28 décembre 2020

Les frères Karamazov

Auteur : Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881)

Traducteur : Henri Mongault
Éditeur : Gallimard (Folio Classique)



On croit toujours qu'ils sont trois : Dmitri - dit aussi Mitia -, Ivan - dit aussi Vania -, et Alexeï - qu'on appelle souvent Aliocha -, mais comme les mousquetaires, leur nombre réel est quatre car leur géniteur, père indigne qui a délaissé ses enfants petits, jouisseur invétéré, semble être également à l'origine de l'existence de Pavel Smerdiakov, vite fait mal fait avec une pauvre femme que la folie habite. Ce quatrième dont la filiation n'est pas officielle est serviteur dans la demeure patriarcale
Durant les quelques jours noirs (ar mizioù du, les mois noirs de novembre et décembre, comme la langue bretonne les nomme si bien) que scelle le drame, les trois frères Karamazov vont et viennent dans la petite bourgade, ne cessent de sillonner les chemins malaisés pour se rendre chez les uns chez les autres et chez leur père honni. Ces quatre personnalités déclinent toute la gamme des vices et des vertus, se débattent dans les affres de la lutte entre la passion débridée et la raison qu'ils appellent de leurs voeux. L'un est le jouet de sa nature généreuse et de son exaltation, l'ensemble étant convulsé par l'alcool. Le deuxième est rongé par sa culpabilité et son besoin d'émancipation face à ce qu'il ressent comme une insupportable aliénation morale et religieuse. À la mort de son mentor et modèle, Le troisième est désorienté et manque d'être terrassé. Enfin, sordide fantôme fantoche, le dernier interprète des paroles plus ou moins sibyllines et agit dans l'ombre. Le tiraillement devient bientôt écartèlement, torture morale, fuite en avant, dévastation débridée ou consolation. Quos deus perdere vult, dementat prius disent les Romains. "Ceux qu'il veut perdre, le dieu les rend d'abord fous".
Si la tension est celle de l'âme entre conscient et inconscient (ce n'est pas pour rien que la traduction proposée par Folio Classique est préfacée par Freud...), elle est aussi celle du corps et de la culture. Représentée par le vêtement traditionnel qu'est le caftan, la Russie semble représenter la dimension physique, corporelle, - sensuelle - de l'être quand l'Occident que symbolise le costume occidental représente la dimension cérébrale. Éternelle ambivalence entre Orient et Occident. Dostoïevski le demande déjà : la Russie fait-elle partie de l'Europe ?

À bord de ce gros livre/bateau ivre - quasiment mille pages dans les éditions de poche -, le lecteur effectue une très grande traversée dans la proximité d'êtres déchirés et déchirants. "Dernier grand roman de Dostoïevski, Les Frères Karamazov paraissent en revue de 1879 à 1880 dans la revue "Le Messager russe". À mesure des livraisons, le succès va grandissant, renforcé par les lectures qu'en donne l'écrivain aux soirées littéraires, du moins dans le public car la presse réagit en fonction de ses convictions démocrates ou conservatrices. Les attentats terroristes se multiplient, les pendaisons aussi. L'empereur Alexandre II est déjà condamné par le Comité exécutif des révolutionnaires de Terre et Liberté. L'œuvre racontait la mise à mort du père, la rébellion sanglante des fils, et tentait de les conjurer. Elle venait à point nommé." (Gallimard).

Il ne s'agit évidemment pas d'un roman facile, d'une oeuvre qui se lit légèrement. Cependant, nulle appréhension ne doit faire renoncer à entamer ce pavé. Dostoïevski articule admirablement les chapitres. L'écriture est fluide qui sait décrire mais également insérer de très nombreux dialogues nerveux. Il utilise le procédé de la prolepse — ou anticipation —, figure de style par laquelle sont mentionnés des faits qui se produiront bien plus tard dans l'intrigue. Loin de supprimer l'intérêt de l'intrigue et le suspense de ce qui est également un thriller, l'auteur entretient ainsi et par d'autres tours encore une grande complicité avec le lecteur qu'il tente de persuader qu'il s'agit d'une histoire vraie dont il narre l'histoire par le menu, en observateur omniscient.

Dostoïevski parvient enfin à dessiner des personnages qu'il nous semble reconnaître. Quelle n'a pas été ma surprise de voir le nombre d'articles consacrés à cette oeuvre ! Parmi ceux-ci, les frères font l'objet d'une étude détaillée. Les personnages de femmes sont également essentiels. La puissance de cette oeuvre tient  à ce qu'il nous semble pouvoir rencontrer ses personnages fictionnels dans le quotidien de nos vies, reconnaître les traits de l'un ou de l'autre chez nos contemporains. Enfin, ce roman remet au centre la question du poids de nos actes et de nos paroles, les plus lourds comme les plus légers, les plus sensés comme les plus insouciants, il pose nos questions existentielles, interroge le sens de nos trajectoires hésitantes, entre réel et illusion, croyance religieuse et athéisme, réel et illusion, bien et mal.

Dostoïevski (1821-1881) est né la même année que Charles Baudelaire (1821-1867) et que Gustave Flaubert (1821-1880). Ce n'est pas peu dire que ces trois-là ont sondé l'âme humaine. Lisons, relisons ceux dont nous fêtons le bicentenaire de la naissance durant l'année qui arrive à grands pas.

Le premier lien ci-dessous est celui d'une des plus formidables émissions de France Culture : "Les chemins de la philosophie", le deuxième est celui d'un blogueur de littérature qui donne des pistes très intéressantes, dévoile plus l'histoire que moi et incite également à n'en pas craindre la lecture. C'est travaillé et très intéressant. Le troisième est également un commentaire des plus avisés, des plus honnêtes, le fruit d'un lecteur qui souhaite transmettre sa passion. J'ajoute les articles Wikipedia sur les trois Frères Karamazov. Et enfin une étude consacrée à Aliocha, personnage qui touche tant.








Voici la couverture très expressive de l'édition du Livre de Poche. Bonne lecture, les amis !




Enfin, un portrait de Dostoïevski :





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