“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

vendredi 8 juillet 2011

La danse sacrale

Auteur : Alejo Carpentier (1904, Lausanne-1980, Paris)

Traduction de l'espagnol (Cuba) par René L. F. Durand
Editions Gallimard

Lundi 27 juin 2011, je suis allée voir au cinéma le documentaire Les chemins de la mémoire consacré à la découverte des fosses de la Guerre d'Espagne et l'effort de mémoire que les Espagnols commencent à entreprendre. Deux jours plus tard, je me suis postée devant la bibliothèque de notre "cloître" et ai attendu qu'un livre me fasse signe. C'est ce gros bouquin de Alejo Carpentier qui s'est précipité. Je n'avais aucune idée de son thème, son contenu, son sujet.
Dès les premières pages, par ailleurs d'une incroyable puissance poétique, j'ai été saisie par la parenté avec le film : cheval du tableau Guernica, atroce devise du camp de Buchenwald "A chacun ce qu'il mérite", et Guerre d'Espagne. En voiture, dimanche, de retour d'Alsace, la radio a de nouveau évoqué la Guerre d'Espagne. Bon...

Jorge Luis Borges écrit dans la préface de son recueil Histoire universelle de l'infamie : "Je qualifierai de baroque le style qui épuise délibérément (ou veut épuiser) ses possibilités et frôle sa propre caricature. [...] Baroque (Baroco) est le nom de l'une des versions du syllogisme ; le XVIIIe siècle l'avait appliqué à certains abus de l'architecture et de la peinture du XVIIe ; pour ma part, je dirais qu'est baroque la dernière étape de tout art, lorsque celui-ci exhibe et dilapide ses moyens. le baroque est intellectuel et Bernard Shaw a déclaré que toute production intellectuelle est humoristique. [...]"
Eh bien, il s'agit bien d'un bouquin baroque qui superpose de façon luxuriante l'Histoire, les histoires romanesques, les chroniques artistiques, la puissance poétique, les descriptions des villes de Paris, Bakou, La Havane, New York, Caracas... C'est un livre fou, follement généreux, dont la générosité m'a renversée, submergée. J'ai lu les 785 pages en moins d'une semaine.

Je me suis beaucoup attachée au personnage de Vera, danseuse russe ballottée depuis son enfance par les soubresauts du monde en ce 20e siècle si tourmenté : Insurrection à Bakou sur la Mer Caspienne, révolution  russe à Saint-Pétersbourg, Guerre d'Espagne qui lui fait perdre son amoureux français, fuite de Paris en guerre, révolution cubaine. Vera ne peut mener à bien son rêve artistique. Ses projets de danseuse et de metteur en scène sont constamment anéantis.
Tout le livre fait référence au Sacre du printemps de Stravinski. Sacrifice d'une vierge. Sacrifice de tant de jeunes gens tombés sous les balles dans les conflits. Holocauste des juifs.

C'est grandiose, d'une puissance rare. Quel élan, quel souffle ! L'écriture porte constamment le lecteur. On ne peut se détourner de Vera, d'Enrique. Il n'y a cependant nul romantisme.
On rencontre sans cesse les grands noms de l'art, jusqu'à Dalcroze.
Alejo Carpentier cite également le baron de Nucingen, qui sort pour l'occasion de son grenier balzacien. Je viens justement de relire l'extraordinaire Père Goriot.

Page 371, comment est-il possible que Carpentier soit un aussi puissant visionnaire ? Enrique est à New York :" [...], rues dans lesquelles le passant se sentait prisonnier, opprimé, angoissé, car il avait la sensation que les corniches allaient tomber sur sa tête en un effondrement apocalyptique qui transformerait en abîme des trottoirs envahis par la nuit (nuit provoquée par les constructions elles-mêmes) à trois heures de l'après-midi..."

Sud-américain, Carpentier est inspiré par l'époque et le style baroques. Dans le livre Concert baroque qui se passe à Venise, enjambant les siècles sans mollir, il nous donne la chance de passer quelques heures avec Händel, Scarlatti et Stravinski réunis (!). En 2008, à Venise, j'ai pris un vaporetto pour aller, au petit matin, me recueillir sur la tombe d'Igor, au cimetière San Michele. Quelle émotion.
Ce livre m'a donné l'envie de réécouter, une fois de plus, ce prodigieux Sacre de Stravinski.
Interprétation de Boulez, mercredi soir, pour moi toute seule. Coup de fouet sans cesse renouvelé, étonnement, suffocation.
Un chef-d'oeuvre, ce dernier livre écrit par Carpentier luttant contre un cancer.

http://www.lescheminsdelamemoire.com/

http://www.lescheminsdelamemoire.com/fr/galerie

http://www.youtube.com/watch?v=XrOUYtDpKCc

http://www.lisons.info/Carpentier-Alejo-auteur-174.php

1 commentaire:

  1. Comment est-ce possible: je n'ai pas déposé de commentaire pour ce merveilleux livre (merci Isabelle et Michel, voyez que vos efforts désespérés pour que nous participions à la vie de ce blog ne sont pas vains). L'érudition qui en imprègne chaque ligne ne laisse pourtant aucune trace de sueur. Les protagonistes de la vie culturelle planétaire de la première moitié de l'ancien siècle y trouvent une place naturelle, pour notre plus grand bonheur. Car c'est un feu d'artifice de références, donc d'images, de sons, d'émotions qui se mêlent à une histoire d'amour hors pair. Ce n'est donc pas un texte esthétisant, loin de là, c'est même un texte engagé, et qui ne répugne pas à la complexité, y compris au sujet de ses héros. Mais à demeurer à hauteur d'homme (à ce sujet, je parlerai de parité, tant la palette de sensibilité est subtile autant dans le féminin que le masculin), l'auteur évite l'hagiographie du régime dont il est réputé proche, et célèbre des vertus apolitiques: courage, persévérance, pardon, amour du beau, solidarité, égalité... Pour l'auteur, les vraies victoires restent celles de l'intime, fidélité aux idéaux, célébration de la beauté, grandeurs du collectif. Il subsiste néanmoins, à mes yeux, une ambiguïté presque étonnante à ce sujet: nous suivons un héros qui est riche, ce qui permet au roman de se dispenser, sans doute, d'une trivialité de mauvais aloi. C'est peut-être une sorte de super-pouvoir au pays du collectivisme? On sent bien que, dans ce cas précis, être un Héritier n'est pas une tare, mais un plus, contrairement aux autres riches, qui eux, ont le super-pouvoir de nuire, de spolier les pauvres et de les assassiner. La guerre d’Espagne sert de blanc-seing à toute une génération (ceux qui ont eu le courage de la faire), certainement à juste titre, en tout cas, rien à voir avec le Jihad en Syrie (mais c'est un autre débat). L'occasion est belle pour le patriote de décrire l'évolution d'une société entière sur plusieurs décennies. Certaines scènes sont tintinesques, comme celle de la patinoire artificielle, où celle du débarquement de la Baie des Cochons. C'est ce qui ferait, je crois, la grande différence avec l'approche de Malraux: ce dernier est beaucoup plus désabusé, et fait de l'Histoire un champs d'épreuves pour la virilité, ici, il y a une recherche d'équilibre entre idéaux, personnages, Histoire et divertissement. Je ne dis pas, cependant, qu'il s'agit d'un livre "plaisant", car c'est beaucoup plus: c'est un livre qui, je crois, veut célébrer la beauté, la beauté dans l'Histoire, la beauté des personnage, la beauté par l'écriture: ce livre est beau, et fait la part belle à ceux qui, comme Diaghilev et ses Ballets Russes, malgré les remugles du siècle, ont poursuivi leur idéal de beauté: la Belle époque!

    Christophe PETIT

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