“A quoi sert d’être cultivé ? A habiter des époques révolues et des villes où l’on n’a jamais mis les pieds. A vivre les tragédies qui vous ont épargné, mais aussi les bonheurs auxquels vous n’avez pas eu droit. A parcourir tout le clavier des émotions humaines, à vous éprendre et vous déprendre. A vous procurer la baguette magique de l’ubiquité. Plus que tout, à vous consoler de n’avoir qu’une vie à vivre. Avec, peut-être, cette chance supplémentaire de devenir un peu moins bête, et en tout cas un peu moins sommaire.”

Mona Ozouf, historienne, auteur de La Cause des livres (Gallimard)


Existant grâce à une idée de Nicolas I, à l'aide avisée de David, Michel et Nicolas II (merci à ces quatre mousquetaires !), ce blog permet de proposer et partager des lectures. Après une rage monomaniaque autour de la nouvelle, le blog tente une percée en direction du roman-fleuve. Ce genre fera l'objet d'une rencontre amico-littéraire à une date non encore précisée. D'ici là, d'ici cette promesse d'ouverture, écoute et échanges, proposons des titres, commentons les livres déjà présentés, dénichons des perles, enrichissons la liste conséquente des recueils de nouvelles.


Chers amis, chers lecteurs gourmands, je loue et vous remercie de votre appétit jubilatoire sans quoi cette petite entreprise serait vaine.

Bonne lecture à tous et à bientôt pour de nouvelles aventures !
Isabelle

dimanche 5 septembre 2010

L'Homme qui ne mentait jamais

Auteur : Lao She (1899-1966)

Traduction du chinois par Claude Payen
Editions Picquier

Ce livre faisant partie de la liste originelle des recueils de nouvelles, je me suis attelée à sa lecture. Voilà ce que j'en écrivis quelques mois plus tard, alors que je n'avais pas réussi à le terminer : "Il faut que je le relise mais j'en garde un souvenir un peu laborieux. Des histoires dures, une écriture souvent peu flatteuse. Certaines nouvelles m'ont mises très mal à l'aise, notamment celle sur le rapt de l'enfant. Cette grande violence m'a écœurée. Qui a déjà lu ce recueil ? Vos commentaires vont m'aider à me replonger dedans."

La dernière phrase de ce premier commentaire bâclé fut prémonitoire. Christophe lut le livre et écrivit l'un de ses plus beaux commentaires. Il me toucha tant que j'achetai sur le champ trois livres de Lao She, livres qui figureront dans la rubrique "romans-fleuves" quand je les aurai lus.

Je viens de relire L'homme qui ne mentait jamais. Littéralement portée par Christophe (dont c'est d'ailleurs la mission biblique), j'affrontai ma peur, me passionnai pour ce recueil et compris mes réticences primitives.
Ce livre contient des nouvelles écrites entre 1934 et 1937, période durant laquelle la Chine fut dirigée par un gouvernement nationaliste sous l'autorité de Chiang Kai-shek, et où l'expansion japonaise sévit. Par la description de la vie si effroyablement dure, ce livre m'avait renvoyée au traumatisme du film Cinq filles et une corde vue à sa sortie, en 1991. J'avais alors réagi de manière très forte à la projection. Lao She utilise une écriture souvent distanciée, sarcastique, ou tout simplement froide, pour nous faire prendre connaissance de certaines situations insupportables : l'enfant-otage (Notice nécrologique), la jeune fille vendue par son père misérable à deux maris rustres et brutaux (Ménage à trois), la jeune fille sacrifiée par son frère (Vieille tragédie pour temps modernes) etc. Ce style m'a renvoyé, sans que j'en prenne tout d'abord conscience, à l'écriture cinématographique sans complaisance du réalisateur Yeh Hung-Wei. Les pauvres, les enfants et les femmes sont, comme dans toute société en grande difficulté, les plus mal lotis. Lao She ne ménage pas les étudiants, incapables d'une action constructive, et certains hommes d'âge vénérable, empêtrés dans les préceptes confucianistes. Voilà une société à la dérive, d'une violence inouïe. Merci Christophe, de m'avoir permis d'affronter ces récits urgents. 

Saint Christophe
par Dirk Bouts le Vieux
(Ancienne Pinacothèque, Munich)





2 commentaires:

  1. Un petit plaisir: recommencer mes commentaires après un long temps d'interruption par ce recueil. J'entends ce qu'Isabelle veut dire. Cependant, c'est, je crois, le privilège de ceux qui ont connu la souffrance, celle à l'échelle d'un peuple, d'une culture, que de manipuler la violence et le cynisme à un tel niveau. Il y va de la sorte dans le terriblement beau cinéma chinois continental qui est apparu dans le début des années 90 ("Epouses et concubines", "Adieu ma concubine", "Vivre"...). Dans la deuxième nouvelle, on ne perçoit pas bien la période concernée (avant, après la révolution?), mais on ressent l'amertume de celui qui sait la vanité des élites et leur impuissance, malgré leurs prétentions, à détenir les clés du bonheur social. La rage d'un auteur semble proportionnelle à la liberté dont il dispose. Chez Riel, les récits sont débridés (passez-moi l’expression !), et, malgré la profondeur de son regard (voyez la fin de ses personnages), il conserve une superficialité qui, c'est vrai, en facilite la lecture. Je dirais donc que Lao She n'est pas un auteur superficiel: il n'est pas pontifiant pour autant. Il est dur, comme ces paysans que l'on dit dur parce que le climat est rude, il est dur parce que son "climat" à lui l'est à sa façon. Ses récits nous extraient de notre confort démocratique et nous plonge dans un inconfort qu'on voudrait ne plus avoir à regarder en face. Partout, c’est l’injustice qui rampe et vous saute au visage. C’est cette injustice qui est le carburant, le coeur même de la violence que l’on ressent. Chez Natsume Sôseki, on trouvera un exotisme semblable, mais l’auteur, apaisé (Zen !), laisse l’instant être juge de lui-même. Lao She nous prends perpétuellement à témoin : de spectateur chez le japonais, nous devenons partie civile chez le chinois ; ayant sous les yeux les pièces les plus crues de l’enquête, et, en face, les accusés les plus laids.

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  2. Merci beaucoup, Christophe, pour ce magnifique commentaire qui me donne immédiatement l'envie de me "coltiner" ce livre, de ne pas avoir peur, de ne pas baisser les yeux, ne pas passer mon chemin. Mon impression initiale, celle qui a motivé la présentation ou plutôt la non-présentation de ce recueil, me fait penser à un essai récemment paru et qui porte le titre "La fin du courage".

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